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24 Heures chrono

L’écran du désastre

Sortie, en DVD, de l’explosive saison 2 de 24. Marathon brutal et dérangeant, la deuxième journée cauchemardesque de Jack Bauer est une éprouvante plongée dans l’Amérique d’aujourd’hui, des bas-fonds de Los Angeles aux sphères éclatantes de Washington. Prenant appui sur un argument de politique-fiction au premier abord invraisemblable, cette expédition aborde avec crudité le pouvoir des images et le cercle vicieux de la violence politique. Jamais la télévision ne nous avait conduits sur ce terrain.


Il faut être aveugle, paresseux ou malhonnête pour expédier, comme l’ont fait certains chroniqueurs télé express, la nouveauté et l’audace de 24 sur le faux prétexte d’un manichéisme de mauvais aloi. Puisant dans de nombreuses formes audiovisuelles, ne reculant face à aucune violence (visuelle et psychologique), la deuxième saison de cette série post-11 septembre ne fait aucunement preuve de schématisme. C’est d’ailleurs en cela qu’elle dérange, pour peu qu’on la prenne pour ce qu’elle est : un objet furieusement politique, une arme idéologique et le prototype abouti d’une hybridation formelle.

Cette nouvelle saison (déjà suivie, on le sait, de deux autres) reprend, diversifie et amplifie les thèmes et le dispositif que la première série n’avait fait qu’expérimenter. Ici encore, Jack Bauer doit mettre hors d’état de nuire (et en temps réel) un groupe de terroristes, suspectés cette fois d’avoir caché une bombe atomique en plein cœur de Los Angeles. Et ici encore, le terrorisme n’est pas réduit à la simple fonction de déclencheur de fiction : c’est un serpent dont la queue s’étend à l’infini, s’insérant dans les structures les plus solides de la société et dont le venin est susceptible de gagner chaque pion de cette immense partie d’échecs. La transmission du Mal est l’un des grands sujets de 24, dont le suspense repose en grande partie sur la dualité de chacun des personnages (traître ou pas ?).

(JPEG)Cette dialectique est à la base d’un discours qui excède les prises de position traditionnelles et schématiques sur la "guerre contre le terrorisme". 24 s’inspire tout autant de ce "cinéma du complot" qui connut un franc succès dans les troubles années 1970 que de la rhétorique de l’administration Bush, dont il fait sienne l’idéologie sécuritaire. Partant du principe que la fin justifie les moyens, les services de la police et de l’anti-terrorisme en viennent ainsi à pratiquer, à diverses reprises, des actes de torture sur des suspects, scènes insoutenables dont Bauer se fait l’instigateur avant d’en être la victime. Néanmoins, la série ne sacrifie pas pour autant à une vision réductrice du problème terroriste et insiste sur l’hétérogénéité des réseaux de terreur : si certains des poseurs de bombe sont des fondamentalistes islamiques, les commanditaires appartiennent à des circuits extérieurs (le monde financier et industriel principalement), circuits dont la source véritable se dérobe sans cesse mais dont tout porte à croire qu’elle est américaine. Pour les créateurs de 24 comme pour les tenants de la tradition du thriller de gauche jadis, l’ennemi est avant tout intérieur.

La deuxième saison de 24, loin de se faire le porte-parole de tel ou tel activisme idéologique en vogue dans l’Amérique troublée des années 2000, cherche à l’inverse à brouiller les pistes. Rejetant le déterminisme du film de politique-fiction tel qu’il fut élaboré pendant la guerre froide, elle s’attache à démonter les ressorts pervers du système démocratique, et ce, principalement à travers deux personnages : Jack Bauer et le président Palmer. L’homme de terrain et l’homme de pouvoir, l’un blanc et l’autre noir, dont même la consonance des noms est proche, sont les deux facettes d’un même personnage. En outre, les certitudes de l’un et de l’autre sont systématiquement torpillées par les actions d’un personnage proche, qui le met en danger involontairement (l’irresponsable Kim, la fille de Bauer) ou volontairement, par un jeu de manipulations (la machiavélique Sherry, l’ex-femme de Palmer). Ce même personnage incarné par Bauer et Palmer fait l’expérience, simultanément et dans des sphères séparées, de la trahison, du jeu des hiérarchies et des luttes de pouvoir. Face à la menace grandissante, il est acculé, afin de garantir sa survie, à un durcissement de sa politique et de ses positions (Palmer ordonne également la torture d’un de ses collaborateurs).

Pour les créateurs de 24, la démocratie doit parfois abjurer ses convictions afin de se défendre. La télévision, médium consensuel par excellence, n’avait encore jamais montré un telle transition, transition à la fois symbolique (d’une Amérique sûre d’elle-même, grosso modo celle de Walker Texas Ranger, à une nation de prédateurs, mue par des désirs souterrains) et visuelle (je n’ai pas de souvenir télévisuel aussi violent que cette deuxième saison), marquée par cette phrase-clef prononcée par Bauer à l’encontre du terroriste qu’il s’apprête à interroger violemment : "Je te hais pour ce que tu me forces à faire".

(JPEG)La télévision, davantage encore que le support d’un tel changement de cap idéologique, est ce dispositif formel extra-diégétique qui ordonne les grandes lignes de construction de ce spectacle sophistiqué. En effet, 24 est une expérience de télévision pure au sens où cette dernière est bien l’instrument du pouvoir. Le split-screen (ou "écran partagé") n’est pas, comme chez Brian De Palma, un procédé de multiplication des angles de vue - et donc la marque de l’événement comme chose publique -, la vérité n’advenant que grâce à la confrontation de ces points de vue sur une même action. A l’extrême inverse, il consacre ici un point de vue unilatéral (celui de la caméra de surveillance) sur plusieurs actions. Ce que le split-screen donne à voir sur un même écran, c’est la simultanéité de toutes les actions (chaque personnage évoluant de son côté, dans sa sphère : Jack Bauer, Kim, Palmer, la famille Warner, les terroristes, etc.), accomplissant ce fantasme télévisuel absolu qu’est le panoptique [1]. Les réalisateurs vont même jusqu’à reproduire ce système de surveillance global in vivo lors des scènes où le président Palmer est amené à justifier ses actes devant son cabinet (ce dernier apparaît alors sur un écran plasma divisé en plusieurs écrans), exprimant par là la soumission de chaque citoyen, jusqu’au plus puissant, à la dictature de ce système oculaire dont les auteurs restent, eux, invisibles. Le véritable détenteur du pouvoir est celui qui échappe à la caméra omnisciente. Aussi cet écran du désastre fait-il avant tout un écran au désastre.

Dès lors, les divers actes de manipulation qui président à l’élaboration du drame reposent sur un trucage du panoptique, comme dans la scène où Bauer menace un suspect de tuer ses enfants : celui-ci, hautement déterminé à garder le silence, peut alors assister à l’exécution de son fils chez lui, au Moyen-Orient (aucun pays n’est spécifié), à travers un écran de surveillance semblable à ceux qui composent les split-screens. Cette fois, il s’agit un split-screen diégétique, soit un film dans le film. On découvre peu après que cet écran avait été, en réalité, trafiqué numériquement afin de créer l’illusion d’une exécution sommaire. Il en va ainsi de nombreuses preuves formelles, employées par différents personnages afin de manipuler leurs ennemis, et qui sont des extraits prélevés sur le panoptique puis trafiqués : le faux enregistrement audio impliquant trois pays du Moyen-Orient dans l’explosion, la bande vidéo des aveux du directeur de la NSA, etc. Les rapports de forces grandissants et les trahisons successives incitent les personnages à faire écran au désastre par la création de simulacres, c’est-à-dire à rejouer un réel (non encore advenu) en parallèle avant de l’inscrire dans la réalité en direct live.

On voit bien ce qui a pu conduire les créateurs de 24 a emprunter cette voie plus authentiquement politique. La façon dont ils ont anticipé sur une affaire comme celle d’Abou Ghraib fait de cette deuxième saison un témoignage très actuel et dérangeant sur les luttes pour l’image et sur l’emploi de modes de communication de type propagandiste dans une optique de sauvegarde de la démocratie. Le risque impliqué par le durcissement de cette dernière repose maintenant tout entier sur les frêles épaules de Kim Bauer : incitée par son père a tuer un homme de sang-froid, elle a fait l’expérience du Mal absolu. La famille Bauer apparaît désormais comme la métaphore d’une nation bientôt minée par la transmission du Mal et qui vit sûrement ses dernières heures de paix.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 22 février 2005

[1] Système visuel théorisé par Foucault et supposant l’appréhension globale et complète d’un lieu et des moindres composantes qu’il abrite (in Surveiller et punir, 1975). La télé-réalité est l’aboutissement spectaculaire de ce procédé.

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