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Pattern Recognition, de William Gibson

Culture(,) marketing et cyberpunk

Les prédictions des cyberpunks des années 80, comme celles de toute vraie Science-Fiction anticipative, ne faisait que décrire le présent de leurs auteurs. Elles s’avèrent vingt ans après toujours aussi actuelles, et le cyberpunk est à présent un courant qui englobe une réalité si large, aux contours si flous que la pertinence même du concept devient suspecte. D’autant que de l’aveu même de ses créateurs, le cyberpunk est mort et que Pattern Recognition, le dernier ouvrage de son père/son pape, William Gibson [1], est publié dans une collection de littérature générale. Nous allons voir comment, au travers de cet opus, Gibson évoque les rapports entre marketing et authenticité en utilisant deux concepts issus de l’intelligence artificielle récurrents chez lui, l’émergence et la reconnaissance des formes.


Gibson, du Neuromancien à Pattern recognition

(JPEG)Pattern Recognition est le huitième roman de William Gibson. En mettant à part La Machine à différences qui fonde le steampunk, il est possible de distinguer dans ses six premiers opus deux groupes qui se déroulent chacun dans un univers identique et partagent quelques personnages. Le premier est fondé par le Neuromancien, et s’avère classique dans l’utilisation de ce qui allait devenir les codes du cyberpunk : on y voit des samouraï des rues cyberboostés s’alliant à des hackers en phase avec la matrice, et déjouant des complots indutrialo-corporatisites en venant à bout d’intelligences artificielles dérangées. Le second groupe prend place dans un futur moins éloigné de nous, où la technologie est moins apparente et dont les habitants sont moins éloignés de nos standards. L’action pourrait presque se transposer dans notre quotidien urbain et s’il y est encore question de la conscience des réseaux et de la mainmise de quelques uns sur la vie de tous, on s’y intéresse au final moins qu’au monde qui est décrit, dont on sent bien qu’il n’est rien d’autre que le nôtre. C’est son évolution globale, notamment en comparaison du notre, ou la manière dont les différents protagonistes parviennent à survivre dans son environnement qui prend le devant de la scène. Comme l’avoue de lui même Gibson [2], il s’agit moins d’un futur que d’un présent alternatif qui est mis en scène.

C’est donc une évolution logique qui conduit son dernier roman à se dérouler de nos jours, et il y fait l’économie quasi-totale d’artifices technologiques abscons pour se concentrer sur une histoire, certes étrange, mais donnant une vision si claire des sociétés occidentales que l’on a l’impression de les redécouvrir. La narration s’attache à Cayce Pollard, coolhunter de profession, qui possède une affinité particulière avec les phénomènes de mode de façon générale et carrément des réactions allergique violentes à certaines marques en particulier. Elle est mandatée par un mégalomane magnat du marketing en quête de l’auteur d’une mystérieuse série de vidéos numériques. Autour de cette énigmatique figure, dont la maîtrise technique et artistique n’est égalée que par la discrétion, va graviter toute une faune au travers de laquelle Cayce devra se frayer un chemin.

Pattern Recognition, un titre pas tout à fait innocent

Le titre est tout un programme à lui seul. Sa traduction en français ne se fait pas sans heurt, puisque le mot « pattern » est l’un de ces termes anglais à l’acception large, qui désigne tout ce qui est cohérent et qui sort de l’ordinaire, ou les caractéristiques remarquables d’un objet ou groupe d’objets, ou encore les formes qui ne peuvent être dues au hasard [3]. Finalement, on peut l’entendre comme tout ce qui peut être identifié, ce qui rend en un sens l’expression « Pattern Recognition » pléonastique. Le mot français schéma, bien que sémantiquement moins riche, pourrait faire l’affaire, s’il n’occultait le sens principal de l’expression anglaise, qui se trouve être de désigner une discipline scientifique, localisée au croisement de l’informatique, des mathématiques et des neurosciences, et dont l’ambition est de faire reconnaître ces fameux pattern aux ordinateurs. Sa transposition officielle en français [4] donne la « reconnaissance de forme » en raison de l’application d’abord en vision et traitement d’images des méthodes proposées. Elle fait partie de l’intelligence artificielle au sens large, et le choix de ce titre par Gibson ne peut pas s’avérer anodin. Il est dommage que le titre français ne sache pas restituer cette richesse sémantique, et évacue tout un pan de contexte auquel, comme nous allons le voir, de nombreux aspects du roman font référence.

Dans le roman, les références quasi-directes à ce concept de reconnaissance des modèles sont multiples, et parfois même explicites. Cela commence par ces mystérieuses bandes-vidéos, oeuvre d’un inconnu qui montrent des acteurs tout aussi inconnus, dans un décor toujours inconnu, et dans lesquels tous s’acharnent pourtant à vouloir reconnaître tel réalisateur, telle ville ou telle époque. Tous cherchent des indices infinitésimaux dans le vernis si lisse de cette œuvre qui ne lasse pas de fasciner. On pourrait aussi relever les paranoïas de Cayce et de son père, qui découvrent des cohérences menaçantes dans une routine pourtant souvent innocente, mais qu’ils ont appris à maîtriser pour survivre. Dans la même logique, Cayce décrit Londres comme un « monde miroir » des Etats-Unis, où tout est reconnaissable, sans jamais y être pareil.

L’émergence : un concept cyberpunk

(JPEG)Un autre concept-clé lié au cyberpunk et à Gibson est celui d’émergence, également issu de l’intelligence artificielle. Il s’agit de l’apparition spontanée d’ordre dans ce qui n’est en apparence que du désordre. C’est par exemple l’apparition de comportements complexes dans les fourmilières sans qu’aucune fourmis n’agisse intelligemment ou ne prenne de décision, ou encore le mouvement d’un banc de poissons ou d’un vol d’oiseaux, ordonné et cohérent sans aucun dirigisme explicite. Ce concept est d’autant plus pertinent que, mathématiquement, il se rapproche de la cybernétique [5] en ce que, l’un comme l’autre, ils s’expriment ou apparaissent via des systèmes complexes et que de nombreuses expériences d’intelligence et de vie artificielle y font référence. C’est un concept qui donne la séduisante impression que des résultats complexes, denses et pertinents peuvent s’obtenir sans avoir à modéliser ou à comprendre l’ensemble des processus qui y conduisent.

Chez Gibson, ce concept se retrouve dans l’émergence d’intelligences artificielles, et de conscience du flux désordonné de données sur le réseau. C’est d’ailleurs un thème récurent chez cet auteur. C’est aussi lui qui a fait apparaître le « pont » qui se retrouve dans sa deuxième trilogie [6] et qui est plus généralement à l’origine de l’apparition des communautés intersiticielles qui parsèment ses romans. C’est selon ce principe que fonctionnent les capacités de Cayce dans Pattern Recognition, ou de Laney dans Idorou et All tomorrow’s parties. La première repère l’adéquation d’un objet, ou logo, avec les cohérences comportementales de son époque. En un mot, elle sait si « ça va le faire » ou pas ; c’est ainsi qu’elle peut anticiper l’émergeance d’un « pattern » dans le comportement de ses contemporains. Laney, lui, distingue les cohérences qui se cachent dans les énormes bases de données issues d’Internet, et qui semblent aux yeux de tous des masses informes.

Emergence, pattern recognition et marketing

Le lien entre l’émergence et la reconnaissance des modèles est assez clair : dans chaque cas, on s’intéresse aux cohérences qui se dissimulent sur un fond en apparence incohérent. C’est à dire non pas tant à la dualité ordre/désordre en elle-même, qu’à ce qui vient s’en abstraire.

L’émergence s’intéresse à un aspect dynamique et objectif : elle voit s’organiser un modèle indépendemment d’un observateur, et la reconnaissance des modèles est statique et subjective, puisqu’elle fonctionne via un observateur aux yeux duquel jaillit un pattern. Le meilleur lien entre les deux dans Pattern Recognition, qui occupe une place centrale, est le marketing. Il est révélé par les phénomènes de mode, vus comme des comportements émergents d’une population de consommateurs : en son sein, on observe comment, alors qu’a priori indépendant, les comportements de chacun sont en fait organisés par des tendances qui les transcendent : ce sont les modes, qui s’y créént spontanément. Dans le même temps, le but du marketing est justement d’être vu et reconnu pour générer ces tendances en touchant le consommateur au travers de la multitude d’informations dont il est quotidiennement bombardé [7]. Ainsi le personnage de Bigend, magna du marketing de Pattern Recognition, conduit un marketing actif où des gens en apparence ordinaires sont payés pour faire référence dans la conversation au produit (au sens large) à promouvoir, tentant de susciter un buzz autour de celui-ci. [8]

Authenticité, culture(,) marketing et art

(JPEG)Le marketing, au sens large, est un des sujets de fond de Gibson : depuis Neuromancien, où pour la première fois un univers de Science-Fiction est doté de marques récurentes, jusqu’à la trilogie du pont où s’esquisse une réflexion sur la célébrité, on retrouve ce thème au sein de son œuvre. Qu’ajoute Pattern Recognition à sa réflexion ? Il y est question de la notion d’authenticité, et des dangers que l’on peut trouver dans un « tout marketing ». Gibson declare d’ailleurs dans une interview [9] "What we’re doing pop culturally is like burning the rain forest. The biodiversity of pop culture is really, really in danger.”. Le marketing se réapproprie les contre-cultures, ou même les cultures de niche, au fur et à mesure de leur apparition, jusqu’à ce que celles-ci disparaissent. Ce phénomène se réalise de plus en plus vite, jusqu’à phagocyter trop tôt ces mouvements, ne les laissant pas même apparaître, grâce au travail de chasseurs comme Cayce [10]. La recherche de Cayce, guidée par le gourou des médias, de l’auteur de ces fameuses vidéos constitue le cœur du roman. Et c’est une situation exemplaire de ce phénomène : un engouement spontané s’est créé autour de lui sur internet, que Bigend compte bien utiliser à son compte d’une manière ou d’une autre. Cela s’opère également sur le "pont", motif central de la précédente trilogie de Gibson : à l’origine, il y a une création spontanée des sans-logis qui prennent possession d’un espace vide. À la fin du cycle, on constate amèrement qu’il est train de s’assimiler au reste de la société, et n’est plus qu’un objet marketing qui permet de réaliser des documentaires, ou de vendre les gadgets « lucky dragon ». Cette tendance apparaît également dans la multiplication des objets factices, ou imités : le blouson de Cayce (qui était déjà présent sur le dos d’un personnage secondaire de All tomorrow’s parties), reproduction digne d’un musée [11] d’un originale de la Seconde Guerre Mondiale, ou un pub croisé au détour d’une rue, que l’on nous dit tellement authentique qu’il ne peut pas avoir plus de quelque semaines. Ce qui compte dans ces objets n’est pas leur réalité mais que l’on reconnaisse ce à quoi il font référence. Finalement, la question de la célébrité tel que la décrivait le précédent cycle rentre aussi dans cette problématique [12] : on y voyait s’opposer les stars sous la coupe des directeurs de communication (que faisait et défaisait des émission comme Stilscan ou Cops in trouble dans les romans) de celles sur lesquelles ils ne peuvent rien (le groupe Lo-rez, ou l’idoru la star virtuelle).

Gibson souligne donc la multiplication des artefacts produits par le marketing, qui sont de plus en plus délicats à distinguer des authentiques. L’omniprésence de médias plus "post-géographiques" [13] que multinationaux rend les zones interlopes où peuvent se développer la spontanéité de plus en plus rares. Le rôle des univers virtuels, poncif du cyberpunk s’il en est est, est donc crucial. C’est le jardin où les cultures alternatives peuvent espérer prospérer. Le cyberpunk, qui fut en son temps une poche de résistance, bien vite assimilée, est mis en abîme en toute littéralité : une authentique contre-culture, le punk, est assimilée dans une société qui ne peut s’empêcher de progressivement tout contrôler : le cyber.

Tout le livre tourne alors autour d’un seul espoir : ce mystérieux film qui excite les passions, et engendre de multiples communautés virtuelles, loin de toute téléologie marketing. Il peut symboliser l’Art, qui quoi qu’on en fasse ne peut, par définition, n’être que le spontané et authentique fruit des entrailles de son auteur, que les médias ne peuvent espérer accaparer.

(JPEG)

par Anatole C.
Article mis en ligne le 5 mai 2005

[1] en français, La Reconnaissance des schémas, mais cet article est fondé sur une lecture de la version originale de l’œuvre, d’où la conservation de son titre anglais dans l’article

[2] Voir sur son site officiel

[3] wikipedia : "A pattern is a form, template, or model (or, more abstractly, a set of rules) which can be used to make or to generate things or parts of a thing, especially if the things that are generated have enough in common for the underlying pattern to be inferred or discerned, in which case the things are said to exhibit the pattern. The detection of underlying patterns is called pattern recognition." Le Harap’s shorter propose les quatre sens suivants : 1. Modèle, type. 2. Modèle, dessin. 3. Echantillon. 4. Dessin, motif

[4] Au sein de la communauté scientifique, et plus généralement par l’office de la langue française, comme le signale par exemple le grand dictionnaire terminologique

[5] Science du contrôle, qui n’a qu’un rapport partiel avec la robotique.

[6] Où les sans-logis se sont approprié le Golden Gate bridge, fermé à la circulation car devenu dangereux, pour le transformé en zone de non-droit autogérée

[7] l’article marketing de wikipedia dit que son but est de "promouvoir, dans les publics auxquels elle s’interesse, des comportements favorables à la réalisation de ses propres objectifs."

[8] Une fois encore la réalité a rejoint la fiction, puisque la société BzzAgent pratique ce word of mouth marketing. Dépassé même, puisque les participant ne sont pas directement payé...

[9] http://paragonasia.warp0.com/intrvu....

[10] Dans All toworow’s parties, on trouve : "Bohemias. Alternative subcultures. They were a critical aspect of industrial civilization in the two previous centuries. They were where industrial civilization went to dream. A sort of unconscious R&D, exploring alternate societal strategies. Each one would have a dress code, characteristic forms of artistic expression, a substance or substances of choice, and a set of sexual values at odds with those of the culture at large ... But they became extinct. ... We started picking them before they could ripen ... Authentic subcultures required backwaters, and time, and there are no more backwaters. ...".

[11] museum grade reproduction en anglais, une expression qui revient plusieurs fois dans les romans

[12] Voir la trilogie du pont : "I’m aware of branding, and interested in it, in how it’s done, and how central it seems to be to what we do as a culture. There’s been some sort of investigation of celebrity, in my last couple of books, and that may be the ultimate in branding. " Site officiel.

[13] Une expression de Gibson décrivant l’étape suivante de l’évolution des multinationales, qui auraient tendance à transcender la notion même de géographie, aider en cela par l’ubiquité des réseaux informatique

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