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King Lear

Une oeuvre rare de Jean-Luc Godard

Quinze ans après sa réalisation, le film sort enfin en salles en France. King Lear de Godard n’avait été projeté, jusqu’ici, qu’au Festival de Cannes en 1987, avant que la socièté de production Cannon ne porte plainte contre le cinéaste, prélude à sa faillite. Adaptation très libre de la pièce de Shakespeare, King Lear, dans un style fidèle à l’esthétique godardienne de l’époque, est avant tout une réflexion sur le cinéma et la place que Godard tient lui-même au sein de cette industrie.


Le moins que l’on puisse dire, c’est que Godard a un sens particulier de la commande. L’histoire du film est restée célébre. D’après la légende, les producteurs du département culturel de la société de production Cannon, surtout réputée pour ses films d’action interprétés par Chuck Norris ou Sylvester Stallone, rencontrent Godard au Festival de Cannes en 1986 et signent un contrat sur un coin de nappe. Le cinéaste controversé s’engage à filmer l’adaptation de la pièce de Shakespeare pour le festival de l’année suivante. Le groupe Cannon espérait certainement réaliser un grand coup publicitaire. C’était bien mal connaître Jean-Luc Godard. Celui-ci nous donne à entendre dès la première scène un coup de téléphone du président de la société de production, énervé par le manque de transparence du travail du cinéaste. Personne ne semble savoir où Godard en est de son projet, et Cannon s’impatiente. Le ton est donné. Tout le film sera une dénonciation sans concessions d’un cinéma commercial qui n’a plus rien à dire, dans lequel le cinéaste est réduit au rôle de fou obligé de subir les multiples pressions des groupes qui l’entourent, producteurs, acteurs starifiés, etc. King Lear s’affiche clairement comme un acte de rébellion, c’est-à-dire, pour Godard, comme un acte d’artiste.

Une étude, une approche

Le film se présente comme une adaptation plutôt libre du Roi Lear de Shakespeare. Norman Mailer interpréte Lear, ici devenu mafieux et s’efforçant de comprendre la réaction de sa fille Cordelia. Dans la pièce, lorsque Lear lui demande si elle a quelque chose à ajouter aux déclarations d’amour hypocrites de ses soeurs, alors qu’il s’apprête à diviser son royaume, Cordélia répond : "Rien" (No-thing), ce qui provoque son exil forcé. King Lear revient sur les cendres de cet amour, dans un après forcément répétitif et mélancolique, pour comprendre ce qui s’est joué. On retrouve plus tard d’autres personnages de la pièce comme Edgar, interprété par Leos Carax. Le film est toutefois une adaptation moderne de la pièce. L’action se déroule, en effet, après l’explosion de Tchernobyl, après ce que Godard théorisait sous les notions de mort de l’art et du cinéma. Tout est déjà joué. Il ne reste plus à Shakespeare Junior, cinquième du nom (Peter Sellars), qu’à retrouver les traces de la pièce désormais disparue, des fragments de phrases, de scènes que lui donne à voir le couple moderne Lear-Cordelia. Godard interprète de son coté un cinéaste fou, qui vient en aide au jeune homme. Le film reprend aussi une certaine atmosphère (de nombreuses scènes sont tournées en extérieur, dans la nature) et certains développements et thèmes de la pièce comme la folie ou le pouvoir.

Le pouvoir contre la vertu

(JPEG)King Lear est alors l’occasion pour Godard de poursuivre la voie d’un cinéma marginal, expérimental. Comme il le théorise lui-même à un moment dans le film, il n’y a pas de création dans l’image pure puisque les choses préexistent. L’art naît donc du collage, de la confrontation d’éléments visuels et sonores n’ayant apparemment aucun lien entre eux. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut créer des idées et faire naître de véritables sentiments. Le film en lui-même reste fidèle à ce manifeste. Godard multiplie les associations plus étranges les unes que les autres. La bande-son est ainsi constituée principalement de cris d’oiseaux. Le film multiplie les intertitres, gags et jeux de mots. Il faut alors accepter de ne pas tout comprendre. Le cinéaste a quand même pour lui un sens de la composition assez inoui et, heureusement, certaines de ses associations fonctionnent, parviennent à toucher quelque chose. Ces moments là, très précieux, font toute la richesse du film et du cinéma actuel de Godard en général. Ici, l’émotion passe avant tout lorsqu’il parle de cinéma, comme dans la courte scène qui se concentre sur le simple contact des mains de Woody Allen en train de manipuler une pellicule, ou encore celle dans laquelle le cinéaste rend hommage à tous ces pères : Luchino, Ingmar, Jean, François, Jean et les autres, que l’on voit apparaître en photos noir et blanc sur l’écran. King Lear est avant tout l’histoire d’une filiation assumée, revendiquée. Le réalisateur va jusqu’à réinventer la première image mythique, celle d’un cheval courant au ralenti, image qui permit à son auteur (le savant Muybridge) de décomposer par la suite son mouvement. Derrière une façade de chaos et d’anarchie, il est évident que Godard n’est pas aussi fou qu’il le prétend. Il recrée ici un monde et rend un vibrant hommage à l’art qu’il a toujours adoré. King Lear est bel et bien une expérience, comme l’affirme la bande-annonce, qui n’a d’ailleurs rien perdu de sa rage et de sa force après ses quinze années de silence forcé.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 9 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 4 avril 2002

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