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Sur une certaine tendance du cinéma de genre

Si d’aucuns saluent ces temps-ci le retour en forme d’un cinéma de genre made in France, les nouvelles données historiques et esthétiques ne sont pas sans lui poser des problèmes majeurs de cohérence et d’inspiration. Le recyclage à outrance serait-il son unique et décevant horizon ?


On s’étonnera sûrement de voir le titre d’un article destiné à critiquer les notions de récupération et de recyclage pasticher lui-même celui d’un autre article, très connu, de François Truffaut, mais si je me place sous ce patronage illustre c’est pour des raisons historiques. Le cinéma selon Truffaut (et ses pairs) commence à voir le jour dans les années 1950, époque où le cinéma hollywoodien connaît un renouvellement certain. Pourtant, la défense du cinéma américain, pour les Jeunes Turcs des "Cahiers du Cinéma", passe préalablement par celle de la notion de genre, en tant que ce domaine spécifique et conservatiste, avec ses restrictions narratives, son iconographie immuable et ses figures récurrentes, a permis à certains des plus grands cinéastes américains de faire les preuves de leur capacité d’adaptation. La mise en place d’une thématique personnelle et de figures de style propres, lorsqu’elle se fait dans le cadre très restreint du western, de la comédie musicale ou du film noir, suscite l’intelligence du metteur en scène dans la mesure où celui-ci se doit de donner des résultats à un public d’habitués, dont la complicité avec le genre en question va croissant. Curieusement, la Nouvelle Vague et ses équivalents sur le plan international (Brésil, Italie, Angleterre, la scène new-yorkaise) devaient, à partir des années 1960, remettre en question cette iconographie (le cinéma français a aussi, à cette époque, ses propres genres, moins spectaculaires il est vrai) et imposer un cinéma hors de l’économie des studios, des tournages en extérieurs et des histoires plus libres, moins soumises à la rigueur parfois académique de scénarios répétitifs. De fait, ces nouveaux cinémas vidèrent les salles, délogeant les trop vieux représentants du "cinéma de papa" mais mettant également à mal la culture populaire dont ils étaient les garants.

(JPEG)La plupart des magazines de cinéma se réjouissent aujourd’hui de ce qu’ils estiment être un retour au cinéma de genre en France où, en dépit des films de Belmondo et des polars de Corneau dans les années 1980, le cinéma n’a guère été capable depuis longtemps de rivaliser avec l’économie des productions américaines. D’où parfois une publicité en grande pompes pour les films de Christophe Gans, Pitoff ou encore Matthieu Kassovitz. La plupart des ces cinéastes viennent de professions qu’on pourrait qualifier de périphériques au cinéma : BD, effets spéciaux, fanzines. Tous ont développé une cinéphilie nourrie de références à la série B, aux mangas et au bon vieux ciné de Hongkong, etc. Mais la passion pour des objets stimulants donne-t-elle un cinéma lui-même stimulant ? C’est là que les ennuis commencent. Si Truffaut et Cie ont toujours utilisé sans complexe (Godard, dont certains films sont des successions de citations littéraires, cinématographiques ou picturales) nombre de références, ce n’était jamais sans y accoler une réflexion personnelle qui en transcendait l’hétérogénéité. Ici il semble que ce ne soit plus le cas : la citation, la référence deviennent le point d’ancrage majeur du film, en constituant la structure même et non plus un référent culturel ou théorique.

La récente sortie américaine du dernier film de Christophe Gans sous le titre Brotherhood of the Wolf m’incite à le prendre pour exemple. La plupart des films de genre français récents mêlent l’aventure, des personnages de western, des scènes d’action inspirées par les films de kung-fu, le tout sur fond de paysage hybride, soit historique (Le Pacte des Loups, Le Frère du Guerrier), soit contemporain mais aux emplacements volontairement inquiétants et difficiles à identifier (les paysages des Rivières Pourpres). L’influence majeure de ces films est un croisement entre action à la Hongkong (même Vincent Cassel, dans le film de Kassovitz, se lance dans une démonstration d’arts martiaux) et angoisse underground américaine. La première nouveauté de ces films de genre est donc de porter leur révisionnisme non sur les logiques du référent proprement dites (thèmes, narration, idéologie) et ses préoccupations consécutives (travail sur le cadrage, le hors-champ, le montage) mais sur sa représentation, en tant que potentialité esthétique.

(JPEG)Tout ce qui est donné à voir, comprendre, analyser est interne au champ ; la dimension critique s’en trouve ainsi évacuée, de même que la réflexion sur ce qui fait la particularité de ce référent, son intérêt initial et l’intérêt de sa récupération. Quand Godard retravaillait le film noir, il en revoyait moins les critères esthétiques (A bout de souffle se paye le même noir & blanc que les vieilles séries B) qu’il n’en interrogeait les présupposés un peu vieillis par des procédés dignes du cinéma-vérité (violence volontairement reléguée hors-champ, personnage s’adressant directement au spectateur, etc). Ses films rendaient ainsi flagrant l’aspect "fabriqué" - les mythes, comme celui du héros violent et pourtant positif, forcément plus malin que le spectateur et que les autres personnages - du film initial, en montrait en quelques sortes les coulisses, le mettait à nu tout en jouant sur le charme évident de l’acteur et sur l’ambiance éternelle du film noir. Il opérait donc par ce biais, et dans le même mouvement, une démythification et une re-mythification du genre. Par opposition, le procédé impliqué par les nouveaux films de genre (appelons-les NFG) est lié à la simple connaissance que le spectateur a du film lui-même (l’histoire qui se déroule au fur et à mesure, l’évolution des personnages) et, considérant les aspects "hors-film", les référents auxquels s’accroche ce dernier. En d’autres termes, le film ne renvoie qu’à lui-même, au sens où les références mises en jeu ne servent en réalité qu’à alimenter son esthétique, jamais le récit : elles n’offrent jamais la possibilité à ce dernier de se poursuivre à travers d’autres oeuvres. Le NFG ne fait que les vampiriser.

Mais la nouveauté absolue n’existe pas en art : une oeuvre commence toujours dans une oeuvre précédente, parfois celle d’un autre artiste, et finit dans une oeuvre ultérieure. Aucun film n’est à l’abri d’une quelconque récupération. L’incohérence essentielle qui caractérise un film comme Le Pacte des Loups porte sur le statut de cette vampirisation, car il la croit effectivement sans conséquences, formant un système fermé sur lui-même. Gans ne pille pas que des images, il pille aussi, et sans le savoir, des discours. Il n’y a pas d’images sans discours, de même qu’un mot renvoie toujours à une signification. Il serait idiot de reprocher au cinéaste de croire en une naïve et hypothétique "innocence des images" puisqu’il est l’un des premiers à (s’)en jouer aujourd’hui. Mais il est clair, au vu du patchwork esthétique qu’est son film, que certaines questions furent passées sous silence lors de sa conception : par exemple, est-ce que telle scène ne comporte pas d’éléments contradictoires qui non seulement desservent sa crédibilité mais aussi celle du film dans son ensemble, sans parler du discours du film initial qu’il pille et détourne ? C’est que l’action comme moteur narratif ou esthétique (ainsi que le genre qui la porte à son paroxysme) n’est pas chose puérile ou sans conséquences : elle a ses règles, sa logique qui font que, malgré le caractère "joli", plaisant du NFG, "quelque chose cloche".

Dans Le Pacte des Loups, deux scènes me reviennent à l’esprit qui me semblent particulièrement éloquentes de cette problématique. La première est celle du combat entre la Bête et Mani, l’Indien joué par Mark Dacascos ; la seconde est celle de la tuerie de Samuel Le Bihan après la mort de son ami. Dans ces deux scènes le film se réfère, entre autres, assez explicitement au Predator de John McTiernan et aux Mad Max de George Miller. Le principe de la plupart des films de McTiernan est de confronter un héros au départ voué à la puissance technologique à l’action, et de montrer, comme conséquence, son inévitable régression (Schwarzie dans Predator ou Bruce Willis dans Piège de Cristal en reviennent presque à un stade animal, à la fois physiquement et moralement). Le principe moteur de l’action pour McTiernan est qu’elle fait de l’homme un barbare, le détruit. Le rapport de Miller à l’action est opposé au sien. La scène où Le Bihan massacre sans répit par pur esprit de vengeance rappelle le principe moteur des Mad Max, où la vengeance organise un mouvement incessant (action/réaction), chaque fois répété, de propulsion, dont la technologie, au contraire ici, se fait le support privilégié (cf. les fameuses poursuites en voiture). L’accroissement de la vitesse comme preuve du déploiement de l’action chez Miller est proportionnellement inverse à l’enlisement de l’action chez McTiernan, pour qui le héros finit toujours épuisé, apeuré, "ralenti". Si pour ce dernier l’action violente détruit le héros, pour Miller elle le construit.

Dès lors que le cinéphile averti, celui auquel s’identifie Gans et auquel il fait ces innombrables clins d’oeil, est conscient de ces contradictions, comment peut-il prendre au sérieux ce qu’on lui met sous les yeux ? Godard, toujours lui, avait un grand sens de l’ironie mais celui-ci s’exerçait toujours aux dépens des présupposés de la fiction, du sujet, de l’énoncé, des critères de l’idéologie. Pour le NFG, l’ironie s’exerce aux dépens du cinéma lui-même : lorsque ce dernier est pris comme champ d’expérimentation de lubies esthétiques sans la moindre part de réflexion théorique, il devient inopérant, renfermé sur lui-même, sinistre. L’ironie, lorsqu’elle se retourne contre son propre support, devient cynisme.

Un cinéaste comme Gans ne méprise pas ses spectateurs, au contraire c’est même à eux qu’il pense le plus en réalisant son film. Mais d’une certaine manière, et en dépit de ce qu’il croit, il méprise le potentiel du cinéma d’action, sa capacité à offrir un discours cohérent, une vision du monde pour parler pompeusement, ce qui est dommage puisqu’il n’est pas dénué de talent (son précédent film, Crying Freeman, plus modeste, était aussi plus homogène). Cette désinvolture n’a rien pour nous rassurer car elle prend la relève d’un courant esthétique qui travaillait déjà les références, le maniérisme, défendu avec intelligence par des artistes comme De Palma ou Wenders. Alain Bergala, dans un numéro des "Cahiers" de 1985 (déjà !), définissait ainsi le maniérisme : "Les années 1980 auront vu surgir une nouvelle espèce de produits cinématographiques, surtout du côté des "nouvelles images", qui relèveraient d’un maniérisme par défaut. Je veux parler de ces cinéastes pour qui le cinéma n’a pas plus de Maîtres qu’il n’a d’Histoire mais se présente comme une grande réserve confuse de formes, de motifs et de mythes inertes dans lequel ils peuvent puiser en toute "innocence" culturelle, au hasard de leur fantaisie ou des modes, pour leur entreprise de recyclage de 90 ans d’imaginaire cinématographique. Cette vision du passé du cinéma qui consiste à en faire non pas table rase mais un self-service doit sans doute pour beaucoup à la diffusion télévisuelle où tous les films perdent d’une certaine façon leur origine historique et leur assignation à un cinéaste singulier".

On ne saurait mieux résumer à la fois le piège et le nouvel enjeu auxquels sont aujourd’hui confrontés les nouveaux films de genre, représentants d’une sorte de "maniérisme maniéré".


Pour une autre vision du Pacte des loups, on pourra consulter cet article.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 28 juin 2004 (réédition)
Publication originale 29 mars 2002

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