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Arnaud Fleurent-Didier : Portrait du jeune homme en artiste

L’atelier du poète ou les illusions perdues

Entre Gainsbourg, Léo Ferré et The Divine Comedy, Arnaud Fleurent-Didier, sorte de jeune Mike Oldfield de la chanson française, surprend et enthousiasme. Le Portrait du jeune homme en artiste, album-concept intime mais pudique, lyrique mais limpide, mélancolique et joyeux, ressuscite brillamment la french pop en lorgnant vers la Poésie. Un disque du doute et de l’incertitude. Ambitieux et prometteur.


Le Portrait du jeune homme en artiste du méconnu Arnaud Fleurent-Didier est-il, comme le proclame d’un ton commercialement péremptoire le sticker sur son emballage, "le disque qui fait enfin relever la tête à la chanson française" (effet de marketing réducteur, mais de bonne guerre quand il s’agit d’œuvres peu médiatisées) ? La richesse des arrangements, l’allant des mélodies, la capacité de modulation de la voix, plus expressive que la moyenne des voix contemporaines et presque aussi lumineuse que celle d’un Katerine, la lisibilité thématique, un sens de la formule (humour discret et sens rythmique des mots), tout cela laisse présager un artiste vigoureux et une œuvre très construite. Et à défaut de tout révolutionner, la première écoute pétille succulemment à l’oreille ; éblouissement de joyaux pop qui fouettent les sangs ou poignent par leur évidence mélodique. A quelques rimes téléphonées près, les textes sonnent juste et précis.

Evidemment, tout n’est pas parfait, à commencer par le chant hasardeux d’Emma Derton, dont la voix est moins insipide que celle d’une Chiara Mastroiani chez Biolay ou d’une Carla Bruni susurrante, mais dont la notion de note juste est toute relative (moche intervention solo dans "Ce que les gens disent de moi"). Et puis, il y a cette impression discrète, ici ou là, d’un relatif manque de moyens matériels (les cordes nous semblent ressortir quelque peu du crincrin synthétique dans "En vieillissant peut-être", de même que le pseudo-cuivre dans "Le XXIème arrondissement de Paris", ce qui est d’autant plus dommage que le violon de "Vivre autrement" sonne naturel, et qu’AFD-Bartok semble porter en lui la tentation de l’orchestre : "je rêve encore qu’on accorde des violons / que mille archets pour ma symphonie, sont préparés qu’on leur donne le si", dans "Emploi du temps", qui mériterait justement un véritable tissu orchestral). On ne saurait tenir rigueur à l’artiste de ce bricolage d’homme-orchestre, car il y a du Mike Oldfield en lui, qui comme le jeune prodige en son temps (Tubular Bells, 1973), a tout composé, arrangé et enregistré lui-même, en jouant la quasi-totalité des instruments (sauf flûtes et clarinette).

Au fil des écoutes, le projet d’AFD se révèle dans toute sa singularité : dépeindre les dispositions mentales du jeune artiste en gestation. Il s’agit de témoigner, par la mise en scène de sa propre expérience de jeune créateur malheureux en amour, du franchissement des illusions adolescentes vers la lucidité adulte, et plus précisément d’un état d’exaltation idéaliste (tout, tout de suite) à celui d’artiste raisonné (faire au mieux de ses possibilités).Ce disque sera en conséquence extrêmement précieux à tous les jeunes gens et tout particulièrement à ceux que travaille un désir de création. Car la confession voilée d’AFD ne touchera pas tout le monde, et c’est là sa limite. Portrait du jeune homme en artiste est un disque somme toute assez générationnel (comme on peut dire de Vincent Delerm qu’il trouve l’écho le plus évident de son travail chez les bobos trentenaires). Ce que n’était pas Et basta ! de Léo Ferré.

Car il faut en venir aux influences à la fin, puisqu’elles se donnent clairement à voir (un peu trop peut-être ?). L’ombre de Gainsbourg est d’évidence, ne serait-ce que pour l’inscription sous un patronage pop. Evidence toute particulière dans "Je voterai pour toi" (grosse basse, triangle rythmique, chœurs féminins langoureux), "Le XXIème arrondissement de Paris", et "En vieillissant peut-être"... La citation ironiquement directe ("je suis venu te dire que je m’en vais" dans le texte de "A l’ombre des jeunes filles en pleurs") et le jeu rythmique sur les sonorités de mots ("Rock critique"), achèvent de ne laisser aucun doute. Soit-dit en passant, on s’étonne que Benjamin Biolay ait pu être associé au grand Serge, tant son spleen sophistiqué, pour ne pas dire poseur, est moins proche de son modèle musical que la mélancolie rythmée d’AFD, ici appelé à en devenir un des plus légitimes héritiers (avec Renaud Papillon Paravel, pour le versant érotomane).

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L’influence de Ferré est quant à elle plus souterraine, bien qu’immédiatement décelable pour qui connaît bien Léo. Elle se manifeste dans le parti-pris sur lequel se construit l’album (la confession), en même temps qu’elle en fonde le creuset thématique (l’écrasement et l’émancipation). Ainsi, dans "Les Poètes ont quitté Paris", AFD reprend malicieusement à son compte "Les Poètes" ("Ce sont de drôles types qui vivent de leur plume / Ou qui ne vivent pas, c’est selon la saison" devient "Ce sont de drôles de types qui vivent d’assedics / Et qui en vivent bien à toutes les saisons", sur un lambeau de mélodie originale). S’ensuit la tristesse d’avoir perdu la poésie et les "bonnes idées" avec le départ des poètes. Dans la chanson de Ferré, les poètes étaient de drôles de types incompris, "la tête dans l’azur", en marge de tous les "rogneurs d’ailes" (les bien-pensants, détenteurs mesquins d’un pouvoir quelconque). En croquant de manière acidulée les poètes de son temps en artistes embourgeoisés et insipides, écho direct à ce que scandait par ailleurs Léo dans la chanson "Préface" ("le poète d’aujourd’hui doit être d’une caste, d’un parti, ou du tout-Paris !"), AFD se dissocie d’eux en s’assimilant non sans une certaine nostalgie romantique, et une certaine prétention, aux artistes jugés véritables. Ainsi, lorsque AFD affirme que "les poètes ont quitté Paris", il est évident qu’il juge l’époque artistiquement faible malgré la multiplication des propositions musicales ("Toujours un peu déçu, toujours la même impression / Si on savait sampler aussi l’émotion") et nous signifie que les derniers poètes sont bel et bien morts (qui sont-ils sinon Brel, Brassens, et Ferré, ces hérauts de la chanson à texte, ces héros du paradigme de l’auteur-compositeur-interprète ?). AFD dit encore de ses contemporains : "certains ont du talent, on voudrait bien le croire / En aimer un vraiment et plus se faire avoir / Par des disques importants sans une idée sincère". Il assimile donc la Poésie à la spontanéité et à l’émotion brute, qui sont deux éléments caractéristiques de Brel et Ferré.

En faisant de ces grands noms de la chanson, ses compagnons de solitude et de différence, AFD se met d’emblée en marge de la supercherie ayant pour nom "nouvelle chanson française", et inaugure subtilement le mouvement dialectique au cœur de son album ; entre conscience impuissante de la médiocrité ambiante et désir de rénovation ("Je trouvais dans le stock / Tant de nullités artistiques / J’en étais remonté à bloc" dans "Rock critique"). Cette ambition voit sa réalisation concrète mise en échec par la procrastination ("Si je le fais pas maintenant je saurai plus me regarder" dans "Emploi du temps"), phénomène qui plonge ses racines dans la paralysie du doute. Cette incertitude concernant sa propre valeur est d’autant plus accentuée que l’héritage choisi paraît indépassable, comme en attestent les vers "Avec des chansons qu’on aurait voulu faire / Avec des chansons qu’on aurait voulu vivre". La peur de la médiocrité, se traduisant par un maladif besoin de trouver dans le regard de l’autre une confirmation de ce qu’on aspire être, revient comme un fil directeur tout au long de l’album : "Est-ce que celle-là m’a compris ? / Me juge-t-elle intelligent ? / Mon discours a-t-il séduit ? / Et me trouve-t-elle un talent ?" dans "Ce que les gens disent de moi", ou dans son versant Aznavour : "Mon disque d’or j’en ai rêvé / De ses cent mille exemplaires / (...) Je voulais tellement qu’il puisse plaire" ("Mon disque dort"). Ce légitime désir d’exister en tant qu’artiste, se double ici d’un souci de reconnaissance, qui ne peut que témoigner de l’état de fragilité de l’artiste en gestation (tout pathos est évité grâce à une discrète auto-dérision, comme il est annoncé dans "Rock critique" : "Car j’avais dans mon bloc / Ces quelques textes pas fantastiques / Mais sans complexes assez ironiques").

Portrait du jeune homme en artiste présente en différents tableaux un jeune homme qui se laisse porter par la vie, et dont les bouleversements sentimentaux l’amènent vers les gouffres de la réalité ; faire selon ses inclinaisons sans craindre la médiocrité ni chercher à plaire, ou s’annihiler définitivement dans l’indifférence des autres (le "garçon ordinaire / sans originalités"). Tout comme dans La Recherche du temps perdu (qui n’est manifestement pas inconnue d’AFD, comme en atteste le jeu de mots d’un des titres : "A l’ombre des jeunes filles en pleurs"), le narrateur-chanteur retrace ici le parcours de vie qui l’amène finalement au terme de la procrastination créative, la fin de l’œuvre étant la décision spéculaire de mettre en chantier cette même œuvre. "Aujourd’hui j’ai trouvé / Comment me sentir moins triste / En rêvant d’un portrait / Du jeune homme en artiste" dit AFD dans la chanson homonyme qui clôt l’album. On voit que pour conjurer son spleen, l’artiste n’a d’autre recours que la création. C’est la tristesse qui le meut, le bonheur ne lui ayant pas permis en son temps de s’exprimer artistiquement (cf. "Emploi du temps"). AFD est donc tout à fait un romantique, dont on comprend qu’il puisse se sentir proche d’un solitaire hyper-sensible, comme Léo Ferré.

Nous parlions plus haut de Et basta ! Les deux œuvres n’ont rien à voir ni dans le fond ni dans la forme, mais il n’y aurait pas aujourd’hui de Portrait du jeune homme en artiste s’il n’y avait eu un jour Et basta ! pour inventer la confession-exorcisme en chanson. A la différence de la noirceur totale de ce morceau effarant, AFD solde ses comptes par un au-revoir un peu nostalgique mais plein d’espoir à une période révolue de sa vie. En mettant à jour ce qui l’a modifié intérieurement et l’a poussé à l’exprimer en chanson, AFD se tourne vers la promesse des lendemains (nouvelles perspectives créatives), alors que Ferré libérait ses forces dans le fait même de hurler l’immensité de sa désespérance.

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Mais leurs préoccupations ne sont évidemment pas les mêmes. Quand Ferré fait Et basta !, il a 57 ans, une solide expérience de la vie et de ses "dégueulasseries". AFD n’atteint pas la trentaine, le terreau intime de sa création ne peut être aussi riche. Aujourd’hui, avec la perfection et la démocratisation des techniques d’enregistrement, des auteurs talentueux et auto-produits arrivent au disque jeunes, sans être nécessairement parvenus à maturité créative. Pour mémoire, Ferré est apparu dans un contexte dynamique mais engorgé de la chanson (l’après-guerre, les années 50), et donc difficile (les cabarets de Saint-Germain). Il s’est formé au douloureux vestibule de la scène durant quatre ans avant de pouvoir enregistrer l’équivalent des simples d’aujourd’hui. Il a dû attendre sept ans avant d’enregistrer son premier album. De quoi forger un style et des convictions. Et malgré cela, il lui a encore fallu dix ans et l’aide de sa deuxième femme pour prendre totalement son essor à l’âge de 45 ans (il faut dire aussi que Ferré ne s’attaqua sérieusement au métier qu’à 32 ans). Le mythe de l’enfance de l’art a fait son temps ! Et pour quelques comètes, combien ont mis du temps à atteindre la plénitude de leur art ? AFD sait qu’il n’est pas un Rimbaud, et "En vieillissant peut-être..." ("Moi je rêve de chansons / qui diraient mes pensées / ce que je veux devenir / et ce que je peux promettre / Ce que je peux devenir / En vieillissant peut-être...") montre bien qu’il a pris conscience de l’inanité de prétendre à la Poésie sans avoir un minimum vécu.

Au terme de notre parcours demeure une question... Arnaud Fleurent-Didier a su mieux que quiconque instantanéiser le devenir de l’artiste en formation, avec son lot de doute, d’incompréhension et de faiblesse. Mais nous ne savons pas encore s’il se montre aussi inspiré quand son regard se porte sur le monde (ne dit-il pas "Pas de grands idéaux" dans "En vieillissant peut-être..." ?). Or c’est aussi le propre des poètes que de porter un regard neuf sur ce qui nous touche tous. Le Portrait..., éminemment personnel par le sujet traité, ne peut, de fait, émouvoir profondément qu’une certaine tranche générationnelle, comme il a déjà été dit. Rappelons que Ferré, encore lui, puisque AFD s’inscrit sous son patronage, était tant écouté par les mémés que les ados (encore aujourd’hui) car il s’adressait à chacun, non pas pour ce qu’il était socialement (un jeune, un apprenti artiste, un bourgeois), mais pour ce qu’il était fondamentalement, et avait parfois oublié : un homme libre.

Arnaud Fleurent-Didier a fait sa confession de jeune homme aspirant artiste. La question n’est pas tant de savoir s’il l’est bel et bien devenu (le disque est là pour le prouver brillamment), que de savoir si l’artiste parvenu à maturité est capable de se hisser à la hauteur des plus grands, par sa recherche d’expression personnelle. Nous attendons la suite avec enthousiasme et vigilance.


Pour être au fait des dernières actualités de Fleurent-Didier, on se reportera au site fourmillant de son label : French Touche.

par Alaric P.
Article mis en ligne le 23 juin 2004

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