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Aniki mon frère

Le rythme des gangsters

L’Amérique n’y changera rien, Kitano répète ou déroule à jamais le même film, fascinant et difficilement saisissable. Les personnages sont les mêmes, les acteurs aussi (ou presque : ici, quelques américains en plus). La lumière, qu’on croyait japonaise, imprègne donc les deux faces du Pacifique. Et cette répétition mine jusqu’à la musique d’Hisaishi, naïve, attachante.


Il faut donc évidemment aller voir Aniki mon frère, car puisque c’est la même chose, c’est que ça n’a rien à voir, et jamais sans doute Kitano n’avait atteint cette tension zéro d’un électrocardiogramme plat que vient déchirer une violence en éclats

Les gangsters aiment le jeu, Kitano le sait bien. Car comme les enfants qui se croient déjà vieux (ou comme les voyageurs, matelots, tels le héros, en exil), leur vie a l’apparence d’ " une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ". Le yakusa de Tokyo peut s’entendre avec le dealer de L.A. parce que l’un comme l’autre connaissent l’attente, son silence impassible : l’oubli de soi dans la mémoire du sang. Kitano s’attache à ce moment de l’attente qu’a pu décrire Maurice Blanchot, où l’on n’attend plus rien que la fin ; où la durée devient l’unique centre, une table sur laquelle glisse deux gobelets, jeu truqué, mais pas plus que le décompte inlassable et terne des piles de dollars improbables. C’est une vie absurde, ça ne fait aucun doute.

Mais telle est la figure moderne du héros, circonscrite au cercle d’une existence vouée à une monotonie de l’ombre (l’expression des taulards le dit bien, le temps passé "à l’ombre", mais le yakusa ne partage pas son temps entre la prison obscure et la liberté du jour, mais entre l’ombre et la mort, dans l’éternité d’une aube humide d’un jour qu’on ne verra jamais).

Et sans doute les gangsters aiment les jeux, en particulier américains (ici le sumo de Sonatine sera remplacé par le football local en face du même océan, ou par le basket-ball en loft - on pourra s’extasier devant le japonais qu’on sait pourtant petit se croire devenu nègre) à cause de la formule que ces jeux ont inventés du "temps mort." Et Kitano ne sait filmer que cela : la mort du temps que ponctuent les instants de la mort des vivants ; la lenteur muette du temps perdu, dont on rit malgré la sourde conscience de l’imminence de cette mort qu’elle implique.

Les films de Kitano racontent la même histoire, et mettent en scène le même personnage, généralement incarné par le réalisateur lui-même. Etrangement, l’habit est le même : costume noir, chemise blanche, ouverte. Elle finira tachée de sang.

Lui ne parle pas, ne regarde nul part, rit, mais pour lui. Son silence est à la mesure de son pouvoir : ils relèvent de la toute-puissance des déjà-morts. C’est de ce point final que Kitano observe son monde ; de là que naît cet humour de désespoir, la tendresse vis a vis de personnages aux vies dérisoires : les gangs de L.A, pointés du doigt par la totalité du monde occidental, convergence de toutes nos frayeurs, deviennent ici un folklore cocasse et attachant, une série de costumes un peu ridicules. La chemise blanche les regarde lentement, les mène au pouvoir et donc à la mort, avant de s’offrir une fin de héros : la puissance est celle d’un mort en vie, la toute puissance de l’absolue passivité, la résignation aux lois fixées... mais par qui ?

par Alexandre Monod
Article mis en ligne le 17 mai 2004 (réédition)
Publication originale 13 décembre 2000

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