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Othello, par Denis Deprez

Othello, le More de Venise, se marie avec la belle Desdémone, en cachette du père de celle-ci, Brabantio. Voilà une occasion que le fourbe Iago, l’enseigne du More, ne pouvait manquer, lui qui ne supporte pas que Cassio ait été choisi à sa place comme lieutenant d’Othello. Sa vengeance sera méthodique et terrible, et aboutira inéluctablement à la perte de tous les personnages croisant sa route, de la pire des façons possibles : en révélant leur animalité.


Après une première adaptation très réussie d’une oeuvre littéraire (Frankenstein), Denis Deprez s’attaque à l’un des travaux majeurs de Shakespeare : Othello. Tâche ardue et remplie de pièges, d’autant plus que l’auteur a pris le parti de faire un one-shot. A cet effet, il a réduit la trame à un squelette, pour se concentrer seulement sur certains aspects de l’oeuvre de Shakespeare. Deprez divise son livre en deux grandes parties. La première, se déroulant principalement à Venise, présente les personnages et ajoute une dimension prophétique à la trame globale. Elle sert aussi de prologue pour le "plat de résistance" que constitue la deuxième partie de la bande dessinée. Dans celle-ci, Iago, l’enseigne d’Othello, devient incontestablement le personnage principal, apposant son empreinte à chaque case. Il est le narrateur, et devient à force de jeu de dupes et de masques un personnage quasi-omniscient et omnipotent, utilisant les autres protagonistes comme un marionnettiste agite ses pantins. Mais ce qui démarque vraiment l’oeuvre de Deprez de celle de Shakespeare, c’est le traitement graphique de cet Othello, entre romantisme turnerien et impressionnisme pour les paysages notamment, et violence comparable aux tableaux de Francis Bacon pour les visages et les arrière-plans. Tout cela concourt à faire d’Othello une bande dessinée cherchant à retranscrire graphiquement les états d’âme de ses principaux personnages.

Comment concilier bande dessinée et Othello ? Comment insérer en 64 pages l’oeuvre touffue de Shakespeare, ainsi que ses dialogues parfois très longs ? Une seule réponse : ça n’est pas possible, et ça n’est pas le propos de l’Othello de Denis Deprez. ce qui l’intéresse n’est visiblement pas une version fidèle dans sa forme à l’oeuvre du dramaturge, tâche finalement sans grand intérêt, mais bien d’en retirer la moelle et de travailler dessus avec ses propres outils. Ainsi le récit tourne autour des points essentiels de la tragédie : le "couple" Iago/Othello, la jalousie, les masques... et oublie presque tout le reste. Deprez élague aussi la galerie de personnages, pour se concentrer sur les plus importants. Ainsi, exit Roderigo, le seul élément quelque peu comique de la pièce, exeunt Bianca, la maîtresse de Cassio, Lodovico, etc. Par conséquent, il nous offre un livre extrêmement dense et sombre, beaucoup plus brut et direct que la pièce, impression accentuée par un graphisme torturé, aux couleurs violentes.

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S’il est impossible (et peu pertinent) pour Deprez de diviser son livre en cinq parties représentant les cinq actes, on observe néanmoins une coupure franche résidant à peu près à la fin du premier tiers du livre (jusqu’à l’arrivée d’Othello à Chypre). Ces deux parties sont complémentaires, en ce sens que l’une préfigure l’autre par l’entremise de trois prophéties, très différentes dans leur forme comme dans leur signification.

La première, totalement inventée par Deprez, montre Othello embarqué dans une hallucination tirée de l’imagination de Iago, où il distingue un cadavre complètement dévoré par des vautours. L’un des vautour parle finalement avec la voix de Iago. C’est probablement la plus marquante des trois, puisqu’elle s’étale sur deux planches étouffantes, montrant un Othello perdu et livré à lui-même, à la merci de ce vautour qu’est Iago. Pourtant, Othello n’y prendra pas garde, probablement à cause de la nature hallucinatoire de celle-ci. Il a tort, puisqu’elle naît d’une communion intime entre lui et Iago, et non de propos proférés par un tiers. Cette scène révèle les véritables motivations de Iago : il est montré en rapace dévorant un cadavre, se repaissant de chair humaine. Là, les raisons qui le poussent soi-disant à se venger d’Othello (la vengeance contre Cassio, le lieutenant du More) tombent en morceaux. Iago a tout simplement faim, il se délecte du malheur et de la tristesse des autres. Son lien avec Othello devient dans cette optique beaucoup plus intime puisqu’il va se repaître de son malheur, de ses tourments ; il est parasite et charognard. La seconde, bien connue des lecteurs de la pièce, intervient par la bouche de Brabantio, le père de Desdémone, qui, ivre de rage envers le couple et manipulé par Iago, met en garde Othello contre la traîtrise de sa fille ("Une fille qui a trahi son père te trahira aussi !"). Sous des paroles apparemment pleines de bon sens se cache un des plus gros ressorts de la fourberie de Iago : comment avoir confiance en quelqu’un qui a trahi son propre père ? Sauf que Desdémone n’a en aucun cas fait acte de trahison, elle est seulement la victime de son père manipulé par Iago. Cette phrase, même fausse, prend une valeur prophétique sur laquelle Iago va constamment jouer. Enfin, la dernière prophétie, c’est la tempête dans laquelle Othello se trouve surpris pendant sa traversée de Venise à Chypre. Cette tempête épargne les navires de Iago, Desdémone et Cassio, mais s’abat sur celui d’Othello, le coupant des autres et causant son retard à Chypre. En s’attaquant uniquement au navire du More, elle préfigure la tempête intérieure qui va le ravager et lui retirer absolument tout, et illustre sa perte future de Desdémone.

Mais si ces trois scènes possèdent indubitablement des valeurs prophétiques, elle soulignent aussi un état présent chez Othello, qui ne va cesser de s’aggraver au fil des pages, et qui causera en partie sa perte. Othello, à mesure que le voyage vers Chypre se rapproche, se retrouve presque complètement seul. Par sa couleur de peau tout d’abord, puisque dans la Venise de cette époque, un homme à peau noire était volontiers vu comme un démon, voire le Diable lui-même. Iago joue de ceci pour amener Brabantio à croire qu’Othello a volé sa fille. Dans la vision hallucinatoire du More, sa solitude est soulignée par ses appels de plus en plus désespérés. De même, les propos de Brabantio scellent une rupture avec un monde vénitien à qui il a énormément donné mais qui le rejette. Même si le doge prend son parti dans l’affaire de son mariage, quelque chose s’est rompu à un niveau profond entre lui et Venise, Venise qui n’acceptera jamais totalement un More en son sein. On pourrait penser que cette douloureuse épreuve consoliderait sa relation avec Desdémone mais il n’en est rien, car la dernière sentence de Brabantio sème le trouble et installe le premier germe de suspicion en cet homme intègre qui se sent trahi par son pays d’adoption. La tempête illustre cette solitude. La suspicion des vénitiens est en Othello, même s’il aime Desdémone comme un fou, même s’il apprécie Cassio, il est irrémédiablement coupé d’eux, ou plutôt il met un terme à la séparation entamée par les Vénitiens.

Mais le véritable responsable de cette séparation, c’est celui qui a mis le feu aux poudres, le véritable personnage principal du livre : Iago. Il voue une haine farouche à Othello qui l’a évincé selon lui du poste de lieutenant au profit de Cassio, et ne pense qu’à la vengeance, une vengeance subtile et totale.

Iago est l’illustration vivante de la citation la plus célèbre de la pièce, reproduite en quatrième de couverture : "Je ne suis pas ce que je suis". Il s’adapte à chacun de ses interlocuteurs, mais ne leur révèle jamais sa vraie nature, ou alors lorsqu’il est trop tard pour inverser les autres. Mieux, il attribue aux autres certaines qualités qui lui sont propres. Ainsi, Brabantio, qui était un ami d’Othello, devient un de ses plus farouches ennemis après que Iago lui a parlé. Il sait choisir ses termes et associe le More au diable, en jouant avec la couleur de sa peau, alors que lui-même utilise les artifices des démons. De même, il rend Desdémone coupable de trahison aux yeux d’Othello, alors que lui-même trahit son général.

Deprez fait de Iago le narrateur de son oeuvre, et par conséquent le rapproche plus du lecteur que les autres protagonistes. Dans la deuxième partie, il devient littéralement omniprésent, influençant presque chaque case du récit, distillant ses intrigues et ses tromperies jusqu’à influencer le lecteur lui-même, car il impose son point de vue au récit, en jouant avec les masques. Sa prédominance sur les autres se manifeste surtout dans les visages des personnages, souvent flous ou cachés. Il est le seul dont le visage reste net presque tout le long du livre, par conséquent, il donne l’impression d’être plus vivant ou réel que les autres. Mieux, Othello ou Cassio présentent un visage net seulement lorsqu’ils sont sous l’emprise des intrigues de Iago. C’est particulièrement visible pendant la scène qui fait perdre à Cassio son poste de lieutenant : échauffé par l’alcool que Iago lui a fait boire, il se querelle avec un chypriote. Avant l’incident, son visage est complètement brouillé. Pendant, ses yeux deviennent visibles et même globuleux, des yeux de fous, et prend tout de suite une autre dimension. Chaque personnage est vu selon le prisme de Iago, et selon ses plans. Un homme ne servant pas ses plans restera silhouette floue. Celui qu’il dupe deviendra plus réel par l’octroi d’un visage. Iago dénie donc aux autres personnages le droit d’exister en dehors de lui, et en les privant de visages, les réduit à leur fonction : lieutenant pour Cassio, More ou amant pour Othello, épouse pour Desdémone et Emilia.

Les visages des chypriotes en liesse ne sont que faces grimaçantes, semblant plus se moquer du mariage et du destin qui attend Othello que se réjouir pour lui. Et Othello lui même se retrouve seul, perdu, comme emprisonné dans sa chambre. La scène de la nuit de noces avec Desdémone oscille entre un répit pour le More, une dernière respiration, et une sorte de scellage de son destin, par le monologue de Iago en fond. Par ses commentaires, Iago joue les voyeurs, même s’il n’est pas présent dans la pièce, et rend un moment qui devait être beau obscène. Il semble violer le sanctuaire des amoureux, représenté comme une tente blanche dans un paysage clair, et montre sa domination sur Othello, s’insinuant dans ses moments les plus intimes et paraissant même lui dicter ses gestes dans ces moments.

De fait, son emprise sur les événements et les personnages enfle à chaque page du récit, à mesure qu’Othello tombe dans l’abîme, et atteint une quasi-omniscience et omnipotence dans la deuxième partie du récit, à tel point que l’on peut se demander ce qu’il est vraiment, tellement les pistes sont brouillées. Même le lecteur est dupé par ses artifices, et il doute : Iago est-il diable ou homme ? On a vu plus haut que ses motivations possèdent quelque chose de plus "pur" (dans le sens de quelque chose de débarrassé de ses impuretés) que ce qu’il lui plaît à montrer, et les événements ultérieurs tendent à prouver ce fait : Iago semble se nourrir de la peine qu’il provoque, et ce au détriment de ses victimes. Il s’acharne à déposséder les autres personnages de leur honneur, et les ramène au rang de bêtes.

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L’honneur est une valeur essentielle dans Othello, et revêt plusieurs significations, selon le personnage et sa fonction dans la société. Pour Cassio, le soldat, il s’agit de prouver sa loyauté par son courage, mais aussi de ne pas entacher la réputation de son supérieur par ses actes, de quelque façon que ce soit. Son honneur le lie à Othello, et ses actes rejaillissent automatiquement sur le More. Pour Brabantio, le père, l’honneur réside dans les actes de sa fille. Comme Cassio est lié à Othello, Desdémone au début est liée à son père et chacun de ses actes rejaillit sur lui. Plus tard, le même type de lien l’attache à Othello. Il est le mari, et l’honneur lui vient de sa femme, de son obéissance et de sa vertu. Il s’agit d’un contrat tacite entre une femme et un homme liés par les liens du sang (de la même famille, ou mariés, donc) :l’honneur masculin vient du courage, de la probité, celui de la femme vient de sa vertu. Par conséquent la bravoure de l’homme rejaillit sur son nom et donc sur sa famille, alors que la vertu et la réputation sans tache, du point de vue sexuel, de la femme, déteint sur l’homme à qui elle est liée, et inversement. Dans le cas d’Othello, l’adultère supposé le met en position de faiblesse du point de vue de sa virilité, et il doit remédier à cela. Mais son véritable déshonneur sera de s’être laissé duper par un homme indigne de lui, et donc de s’abaisser à son rang, de le croire et d’en faire un ami, avant de perpétrer au nom de l’honneur un acte qui le rabaisse. La perte de l’honneur de Cassio et d’Othello leur enlève, comme ils le disent eux-mêmes, toute humanité (Cassio : " j’ai perdu mon honneur, Iago ! Ce qui me reste n’est que la partie animale.", et Othello : "Un homme ? S’il porte des cornes, ce n’est qu’un monstre, une bête."), et les pousse donc à des actes que la part humaine de leur esprit refuserait catégoriquement. Au fur et à mesure qu’Othello s’enferme lui-même dans les mensonges de Iago, son visage change, devient de plus en plus monstrueux, devient ce visage hanté aux yeux fous et injectés de la couverture.

Iago, quant à lui, paraît insensible à la notion d’honneur, il ne s’en préoccupe pas, et semble l’avoir perdu depuis longtemps. Il illustre parfaitement les paroles de Cassio et d’Othello : le manque d’honneur lui a fait perdre son humanité, et l’amène au rang de bête, de prédateur. Par deux fois il est associé au vautour : la première fois dans la vision d’Othello, la deuxième avant les meurtres de Cassio et de Desdémone. Le vautour est ici montré s’attaquant sauvagement à un chien, représentant sans grande ambiguïté Othello. En le mettant à son niveau, Iago a affaibli le général, et l’a rendu mûr pour l’estocade finale. Il se nourrit de la déchéance d’Othello, comme le montre la première apparition du vautour, ce qui le rend à la fois plus et moins qu’humain. Sa nature elle-même devient par conséquent ambiguë : à la fois possédant des pouvoirs quasi-divins qu’il tire directement d’Othello et de Cassio, mais aussi fonctionnant uniquement à l’instinct : la faim, la colère sont ses moteurs. Son déni de l’existence des autres, hormis pour servir ses desseins, représente aussi une faiblesse : il ne vit que par et pour lui, pour satisfaire ses pulsions, et par conséquent se retrouve aussi coupé et seul qu’Othello, de lui-même et sans en avoir conscience, impression renforcée par le fait qu’il soit le narrateur.

On l’a vu, les pensées et les états d’âme des personnages représentent l’essentiel de l’ouvrage, mais ce qui permet un tel niveau d’intimité avec ces personnages, c’est le graphisme de Deprez, et ses couleurs. La première chose qui frappe, c’est le côté non réaliste de l’album : très peu de décors dans les scènes de dialogues, des couleurs n’ayant pas grand chose à voir avec celles de notre environnement, des paysages et des personnages comme constamment plongés dans un grand brouillard... De même, peu ou pas d’idée de lieu, dans Othello. Bien sûr, on peut reconnaître Venise à ses gondoles, à ses canaux, et à la silhouette globale de la ville, mais la Venise décrite par Deprez est à des années lumières de la vraie. Deprez en fait une ville digne de Londres, brumeuse, sombre, un endroit propice aux intrigues et aux complots. Par contre, la partie se passant à Chypre pourrait se trouver n’importe où ailleurs en bord de mer. De la même manière, on devine les intérieurs et les extérieurs, mais c’est à peu près tout, et à mesure que Iago prend de l’importance, cela s’opacifie encore plus. On se situe donc à un niveau intime, l’importance est donnée aux personnages et à ce qui se passe en eux. Les couleurs particulièrement font sens, car elles renforcent et transcendent l’état d’esprit du personnage, notamment en ce qui concerne Othello : à mesure qu’il sombre, les couleurs du décor passent d’un violet de plus en plus sombre et sale au rouge sang de la colère. Elles soulignent, au même titre que l’évolution de son faciès, l’animalité qui s’empare de lui.

Ces couleurs expressionnistes, apposées comme autant de symboles compris instantanément et à un niveau inconscient par le lecteur, associées à des visages torturés, grimaçants et flous rappelant Francis Bacon, exacerbent les sentiments des personnages et renforcent le caractère purement instinctif de Iago, créant ainsi une belle cohérence entre forme et fond. Iago, de ce point de vue, est particulièrement intéressant, puisque les couleurs le qualifiant voyagent toutes autour du violet, du bleu, du rose. Il n’est pas surprenant de trouver chez lui du violet, couleur froide du mystère. Par contre, on s’étonne de l’absence de couleurs plus soutenues, rouges ou oranges. Même lorsqu’il tue Cassio, ce sont des teintes bleues, calmes, qui dominent, démentant ses commentaires. Iago paraît complètement dépassionné, mais cela renforce son côté inhumain et solitaire. Après tout, le prédateur ne tue pas par colère, mais par besoin.

Tout cela contribue à faire d’Othello une bande dessinée directe, violente dans son traitement, mais d’une grande subtilité dans les rapports unissant les personnages, alliant la mort, l’humanité, l’animalité en un trait rugueux, sans concessions, résolument non réaliste mais extirpant littéralement, à grand renfort de couleurs crues, les passions des personnages. une oeuvre pas forcément facile d’accès mais laissant une trace vivace dans l’esprit du lecteur ayant su l’aborder.

par Olivier Tropin
Article mis en ligne le 3 septembre 2004


 titre : Othello
 Auteur : Denis Deprez
 Editeur : Casterman, 2004
 genre : bande dessinée, adaptation d’une oeuvre littéraire
 nombre de pages et de tomes : 64, one-shot


quelques sites intéressants :
 le site de casterman
 une page sur Othello
 une interview de Denis Deprez à la sortie de son précédent album, Frankenstein

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