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La Blessure

Une caméra passe-muraille

Film dur et austère sur la pénible intégration de demandeurs d’asile, La Blessure de Nicolas Klotz fait imploser la perversité du film-dossier : loin de se servir de l’humain comme d’un matériau vaguement idéaliste et pleurnichard, la caméra prolonge son action en se mettant entièrement à son service. Le cinéma constitue parfois le dernier recours de justice lorsque l’espoir n’est plus.


Pourquoi choisir la voie de la fiction ? Pourquoi recréer ces espaces que tant de documentaires ont déjà, avec plus ou moins d’habileté, et plus ou moins de force, défrichés ? Parce qu’il est un atout que seul possède le film de Nicolas Klotz : une caméra passe-muraille. Juxtaposition claustrophobe de cellules étouffantes, le monde de La Blessure ne révèle que frontières fermées et ouvertures trop secrètes pour être découvertes. Le cadre se déploie au cours de longs plans fixes et oppressants, allant jusqu’à couper le haut des têtes, ou jusqu’à se confondre avec les bords d’une cuvette à poissons. Pas de doute : ce cadre, il faut le faire imploser. Et pour cela, il faut un passeur.

(JPEG)A chaque personnage (ou groupe de personnages) est assigné une sphère dont il peine à s’échapper. Chacune des cellules que, pudique mais opiniâtre, la caméra visite comporte son lot de lois et d’autorisations, ses murs infranchissables comme ses fenêtres éventuelles. Le film travaille la question du passage d’une cellule à une autre, et ce que ce passage implique : l’adaptation de chacun à la sphère nouvellement intégrée, l’apprentissage de codes, d’une hiérarchie qui n’est jamais que l’application d’un pouvoir personnel. Chaque lieu clos possède son maître : de là les abus des policiers, entre coups et injures racistes. Mais de là, également, l’impuissance du pilote de charter, dont le pouvoir ne s’exerce pas au sol - terrible, cette vue en contre-plongée sur celui qui, littéralement, ne touche pas terre - et dont les tics et gestes frémissants traduisent pourtant l’indignation.

Ce défaut d’autorité frappe un autre personnage : le fonctionnaire des Affaires étrangères. Il a tout vu, il veut en référer à sa hiérarchie. Or que se voit-il répondre ? "Vous n’étiez pas autorisé à vous introduire dans ce sas." Certes, il a pu franchir la frontière entre monde visible et monde caché, mais, dès lors que sa fonction ne s’y exerçait pas, ce qu’il a vu se voit frapper d’invalidité. Tragique absurdité bureaucratique ? Peu importe : la caméra était là. Et personne ne l’arrête, elle. Passant du dehors (l’attente de Papi) au dedans (les humiliations de Blandine), puis d’une cellule à une autre (de l’aéroport au ministère puis à l’hôpital, de la machine administrative au marché de la chair - les jeunes filles prostituées dans le squat), la caméra se fait bâton de relais et remonte, en s’accrochant à un personnage après l’autre, la généalogie du blocage institutionnel et humain. Elle accomplit, en somme, son travail d’enquête, celui qui consiste à dévoiler du lien. Car toute conséquence a ses causes.

(JPEG)De quelle blessure - au figuré - nous parle le film ? De la peur de sortir à nouveau, de s’exposer au grand jour après tant d’humiliations ? Certes, car le film n’en finit pas de percer des ouvertures (cf. les trous dans le mur, au squat) qui sont autant de lignes de fuite, de frontières abattues. Mais le monologue de Blandine laisse entrevoir la pire des blessures : celle de l’impossible partage, et de l’impossible reconnaissance de son calvaire. Pour la justice, rien n’est arrivé, car personne n’est en mesure de témoigner. Il fallait le voir pour le croire.

Il faut se remémorer l’hypnotisant dernier plan, porté par le flux incessant du monologue : ici, point de frontières, point de douaniers, point de montage. De la libre circulation du véhicule naît la libre circulation du regard et de la parole. Seul demeure le témoignage, celui que ni la police ni la justice ne voulaient entendre. Entre les cris, les injures et le boucan des avions, peu de place était laissée au discours. Dans la sérénité d’une route ensoleillée, ce dernier est enfin remis sur les rails. Personne, alors, ne pourra feindre de ne pas l’avoir entendu.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 12 juin 2005

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