Cinéma · Musique · Littérature · Scènes · Arts plastiques · Alter-art 

accueil > Cinéma > article

Elephant, de Gus Van Sant (point de vue bis)

A corps perdus...

Comment d’un fait tragique naît une oeuvre belle et froide, comment de l’horreur surgit le sublime. Elephant introduit une esthétique dangereuse et polémique, mais dépeint aussi de manière saisissante les errances d’une jeunesse parfois désorientée.


Une journée dans un grand lycée américain, ponctuée par le passage de quelques adolescents dont on ne connaîtra, sur le plan factuel, que les prénoms, et qui s’achèvera sur un massacre - fortement inspiré de celui du lycée de Columbine en 1999 - effectué par deux élèves. Tel fut le matériau de départ de Gus Van Sant pour Elephant, œuvre d’une beauté et d’une efficacité troublantes, objet perturbant et passionnant, autant sur le fond que sur la forme.

(JPEG)Au-delà d’une pure série de portraits de jeunes étudiants américains, Gus Van Sant suggère un état d’esprit propre à une génération entière. Cette lascivité apparente, cette lassitude voluptueuse, mais aussi ce mal de vivre et cette vacuité des activités et des conversations semblent être ceux de toute une adolescence en perte de repères. Par de lents mouvements de caméra, Van Sant embrasse de vastes espaces, les locaux de l’université, souvent vides, et s’engage peu à peu dans une esthétique des lieux vides, métaphores efficaces de la situation des jeunes qui les traversent quotidiennement. Car si les décors sont résolument ouverts, spacieux, ce n’est que pour mieux insister sur l’idée d’une pression du vide, d’une vacuité écrasante. Si les adolescents ont ici de l’espace pour évoluer, cet espace est excessif, jusqu’à perte totale de ses marques. Rien de mieux que du vide pour faire le portrait d’une jeunesse occidentale en manque d’idéal, qui parfois cultive une certaine attirance pour le vertige, le néant, voire l’anéantissement. Les conversations se limitent à des bonjours, des échanges superficiels ou trop brefs pour ne pas l’être, qui ne font que s’ajouter à cette idée de vacuité.

Elephant brosse-t-il pour autant le portrait d’une génération en crise ? Il ne saurait être réduit à une simple chronique de la vie estudiantine contemporaine et des dérives violentes de la société américaine, mais il suggère clairement une disparition progressive des cadres éthiques du quotidien. Sur un plan social et métaphorique tout autant que spatial, c’est à une désorientation que semble mener la liberté quasi-absolue de ces jeunes adultes, qui errent sans but dans les couloirs aussi bien que dans leurs existences respectives. Au point de ne plus accepter aucune contrainte, au point de vouloir détruire pour mieux vagabonder encore, sans obstacles. Les murs, les barrières de l’interdit sont assez éloignés pour pouvoir explorer les champs du possible et du légal comme on explore les couloirs, expérimenter les limites fluctuantes du bien et du mal.

(JPEG)

De même que le lycée - que ne supportent plus les trois filles du restaurant universitaire -, l’adolescence est dans Elephant un moment de transition, de flottement que l’on tente de fuir le plus radicalement possible. Elle est un sas de désoeuvrement bien plus que d’épanouissement. Mais la sortie, si elle existe, est encore à trouver - au fin fond d’un des couloirs labyrinthiques du lycée ?- pour ces ados qui ne sont plus soumis à aucun rite de passage à l’âge adulte officiel, et qui doivent donc s’en inventer, pour le meilleur et parfois pour le pire, en s’inspirant des influences des médias de masse - la télévision, les jeux vidéos.

Du point de vue de la narration, Gus Van Sant insiste sur le fourmillement de la vie et des vies parallèles par les fluctuations souples des points de vue, par la répétition de mêmes scènes sous des angles différents, par des ellipses temporelles qui marquent la concomitance des actes. Par quelques entrevues, le film s’accroche à des bribes d’existences adolescentes, très souvent fortes, parfois pleines de potentiel - un jeune photographe, des amours naissantes -, comme des fils qui parfois s’entrecroisent mais ne sont jamais parcourus sur toute leur longueur. Mais l’originalité et le caractère profondément anxiogène d’Elephant résident sans doute encore plus dans le poids des regards et, en premier lieu, dans celui du spectateur externe. Il navigue lentement entre les personnes, souvent indiscret, parfois même voyeur, et voit ce qu’il ne devrait pas voir : l’effritement d’une jeunesse en apparence belle et pure, l’écaillement d’une génération-vitrine à qui l’on prête toutes les qualités. Mais ce point de vue évoque aussi inexorablement la présence d’une menace sourde, d’une tension qui ne devra exploser qu’à la fin. Quant aux autres regards, ceux des personnages, on les devine ravageurs, criminels, et semblent être à la source même du mal-être, du carcan bien palpable, déterminé par une société de l’apparence, du look, et, forcément, de l’uniformité. La tension qui s’accumule progressivement, jusqu’au quart d’heure final, tient ainsi beaucoup de l’univers même que constitue le lycée. Ces regards s’y croisent incessamment et semblent tisser un réseau serré qui entrave chacun dans ses gestes quotidiens, ils composent une sorte de panoptique au milieu de laquelle nulle anomalie ne saurait être tolérée, où toute douleur se doit d’être dissimulée derrière le masque de l’indifférence. Ces douleurs sont bien là, pourtant, sourdes et subtilement esquissées, pour qui sait dépasser les apparences. Car c’est aussi là que se trouve le propos du film, s’il en est un : gratter le vernis pour mieux découvrir le trouble des personnages - très stéréotypés de prime abord -, comme l’avait aussi suggéré Sofia Coppola, dans Virgin Suicides. Par le théâtre auquel il s’apparente, où tout n’est que jeu et faux-semblants, le lycée se révèle peu à peu être la principale source de la névrose ambiante, non plus à cause des personnes prises séparément mais par la cruauté de la foule, de la masse qui le compose.

Avant d’être une chronique sociale, le film est surtout une œuvre d’art, une vertigineuse recherche plastique sur le vide, le silence, le passage dans le temps et l’espace. Durant les quinze dernières minutes, parvenu à un climax dont on ne sort pas indemne, Elephant culmine lorsqu’il se risque à une véritable esthétique de la mort, du chaos, du néant, sans porter aucun jugement sur les faits, évitant ainsi tout moralisme balourd. Une expérience aux confins du dégoût et du sublime, qui fragilise et déstabilise, forcément, et qu’on applaudit, évidemment.

par Benoît Coquil
Article mis en ligne le 17 juillet 2007

imprimer

réagir sur le forum

outils de recherche

en savoir plus sur Artelio

écrire sur le site