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L’image du héros mythique dans La Quête de l’Oiseau du Temps (1)

Bragon, ou la "voie royale" du héros

Ramor, le dieu maudit, s’apprête à sortir de la conque où les dieux l’avaient enfermé. La désolation et les ténèbres s’étendront alors sur le monde d’Akbar, sans que quiconque ait le pouvoir de s’y opposer. L’enchantement qui retient Ramor prisonnier prendra fin la nuit de la saison changeante, dans huit jours très exactement. C’est la mauvaise nouvelle que vient annoncer la jeune vierge rousse Pelisse au chevalier Bragon. La princesse-sorcière Mara, ancienne maîtresse du guerrier, a absolument besoin de l’Oiseau du Temps pour figer le cours des jours, et achever à temps l’incantation qui éviterait le désastre. Retiré du monde, le vieux héros rempile pour sa dernière aventure...


Qu’il s’agisse des légendes arthuriennes contées par Chrétien de Troyes ou du Seigneur des Anneaux de Tolkien, les grands cycles d’aventures respectent certains schémas narratifs et thématiques que le mythologue Joseph Campbell a identifiés sous le terme d’archétypes mythologiques. Aujourd’hui, tandis que les mythes des origines semblent disparaître peu à peu de la mémoire collective, la bande dessinée s’est révélée capable de les assimiler à son propre univers, de sorte qu’une œuvre telle que La Quête de l’Oiseau du Temps de Serge Le Tendre et Régis Loisel apparaisse comme le point de rencontre entre les mythes universels et la modernité d’un medium nécessaire à leur préservation.

Mais comment La Quête de l’Oiseau du Temps parvient-elle à moderniser l’histoire qu’elle met en scène ? Et de quelle manière les auteurs ont-ils renouvelé l’image traditionnelle et quelque peu figée du héros mythique ? Le parcours du chevalier Bragon sera notre fil directeur ; depuis les hauts-plateaux où le vieil homme a trouvé refuge jusqu’aux frondaisons du labyrinthe du Rige, où il devra affronter son véritable ennemi, nous étudierons en autant d’articles que de tomes l’évolution de ce héros condamné au désespoir.

L’appel de l’aventure

Contrairement à Pélisse et Touret, le chevalier se distingue par son statut et sa grande maturité : lorsque sa quête commence, sa fille l’a déjà présenté comme « légendaire », il possède donc la gloire, la connaissance et la force. Il est l’exemple du héros accompli, celui dont les exploits résonnent encore et que l’on prend pour modèle. Mais il appartient à une époque aujourd’hui disparue : les deux jeunes héros sont à la veille de leur voyage tandis qu’il témoigne d’un temps plus ancien, avant que son monde ne se dégrade et ne perde le sens de l’héroïsme. Sa première apparition est révélatrice : celui que tous les personnages ont jusqu’alors évoqué comme « le maître » ou « le chevalier » se dévoile sous les traits d’un vieil homme, occupé à raconter aux enfants les exploits de son ancienne vie. C’est l’image du grand-père conteur d’histoire qui s’impose quand nous attendions la venue d’un héros d’envergure. S’il s’agit bien d’un cliché, ce n’est certainement pas celui que le lecteur pensait trouver. Où sont les signes de gloire et de grandeur ? Quel est ce héros fatigué qui se contente de reproduire le passé sans chercher à compléter ses voyages ? Cette scène anodine traduit ce qui tourmente déjà Bragon : l’amertume, le désir de surmonter la vieillesse en vivant de nouvelles épreuves, la nostalgie. Elle est la souffrance de Bragon, sa compagne trop présente que l’arrivée soudaine de Pélisse va éloigner.

La séquence suivante constitue pour Bragon l’appel de l’aventure. Il doit subir l’épreuve du déracinement, de l’exil, tout comme Pélisse a d’ailleurs quitté le royaume maternel peu de temps auparavant. Il lui reste à faire un choix entre renouer avec l’époque de la grandeur ou s’assurer une mort paisible, devenu la caricature de celui qu’il fut jadis. La double-page 12 & 13 fait directement suite à celle de l’oracle, où l’annonce d’un destin funeste s’oppose au héros, lequel souhaite répondre à l’appel malgré sa peur de l’inconnu. Le véritable héros est celui qui accepte le voyage sachant pourtant les risques qu’il encourt, comme une manière de braver le destin en se rendant au devant de la prédiction pour mieux l’affronter.

Bragon cependant fait marche arrière à l’idée de quitter son univers familier et il se confond en faux prétextes pour refuser sa tâche et rester chez lui. C’est que le départ signifie l’abandon d’une certaine sécurité, il s’agit de laisser derrière soi un lieu dont on connaît les règles et les personnes que l’on aime pour s’aventurer en terre inconnue. Bragon entretient une filiation avec un héros tel que Ulysse, qui avait tout d’abord rejeté l’offre d’Agamemnon lui demandant de partir en guerre contre Troie. Pour Ulysse et Bragon, l’appel se fait lorsque Mara apprend volontairement au chevalier l’existence de sa fille pour le contraindre à la suivre, tout comme Agamemnon s’était emparé de Télémaque et l’avait placé devant le soc de la charrue.

En réaction à la demande de Mara, Bragon la provoque directement en traitant Pélisse de « bâtarde ». Le héros est ainsi devenu un vieil homme fatigué et amer, dont la rancune envers la sorcière ne s’est pas apaisée. L’orgueil et la colère sont des composants essentiels du caractère de Bragon, qui possède une nature très théâtrale, fidèle à l’esprit romanesque des chevaliers de la Table Ronde. Ses attitudes sont exagérées, il accentue volontairement ses gestes et appuie son discours de poses maniérées. Le lecteur comprend vite le goût prononcé de Bragon pour sa propre mise en scène. Il est un homme d’honneur et de principes qui entretient sa réputation par des démonstrations de superbe. Lors de son monologue, Bragon correspond au cliché des illustres héros arthuriens, fiers et susceptibles, toujours prêts à défendre leur honneur et à mettre leur bras au service d’une dame.

C’est sa colère qui inaugure la séquence. Toutes ses paroles sont renforcées par la gestuelle : il se positionne devant les flammes, dresse la main quand il s’agit de dénigrer la tradition dont Mara est la représentante, et il écarte pompeusement les bras pour confirmer ses dires. En insistant sur ce trait de caractère, Mara rejoue le mythe de la matière de Bretagne. Bragon devient concrètement le « champion » de la princesse, qui « en appelle à [son] aide comme chevalier de cœur et de bras. » Leur amour ancien les a gardés liés malgré le temps, et bien que Bragon n’ait pas encore pardonné à Mara, il est conscient du fait qu’il a l’occasion de vivre une nouvelle épopée, qui sera le couronnement de sa gloire. « La gloire, comme l’amour, est vaine si elle n’est pas entretenue », dit-il pour tout commentaire.

C’est tout le sens de la longue introduction dans la ferme : en dehors de l’action héroïque, un personnage tel que Bragon est condamné à subsister en retrait, sans véritablement vivre. L’accomplissement de hauts faits lui est primordial, et il réalise combien il s’est aveuglé pour ne pas admettre que sa vie était derrière lui, et que son ermitage lui tenait déjà lieu de tombeau. Car par-delà les préoccupations quotidiennes, les désirs courants et les désillusions passagères, quelle est réellement la quête de chaque être humain ? Il ne s’agit pas simplement de vivre en limitant le malheur, ou encore en suivant jour après jour un certain nombre de règles et de principes. Les mythes ne délivrent pas les clés du sens de notre existence : c’est à chacun qu’il revient de déterminer ses buts et de trouver, un pas après l’autre, les raisons de poursuivre la route. Ils ne renferment pas non plus la solution au « pourquoi » de notre vie : il poursuit une chimère, celui qui recherche la vérité mystérieuse de sa présence au monde. Notre quête essentielle sera celle de ressentir la vie, apprécier cette émotion extraordinaire « d’être vivant », en correspondance avec l’ensemble du monde. Cette interprétation est indépendante de tout sens mystique ou métaphysique. Ce que les mythes nous enseignent c’est qu’il n’y a pas d’autre raison d’être en vie que de savourer ces instants d’existence. a ce titre, citons Joseph Campbell :

« Certains pensent que nous cherchons avant tout à donner un sens à notre vie. Je ne crois pas que là réside notre quête. Je crois plutôt que nous voulons nous sentir vivants. Nous voulons goûter, une fois au moins, la plénitude de cette expérience de façon que tout ce que nous vivons sur le plan physique éveille un écho au plus profond de notre être, de notre réalité intime. Ainsi, nous pourrons véritablement faire l’expérience de cette sensation extatique : être vivant. Tout est là. C’est ce que des indices nous aident à découvrir au fond de nous. [Les mythes sont] des indices qui nous révèlent les potentialités spirituelles de l’homme. »

La séquence de l’appel de l’aventure se conclut naturellement pour le héros par un « saut dans l’inconnu », un engagement volontaire qui lui permet de se séparer de sa condition d’origine.

La Conque de Ramor : renoncement et renaissance

A la différence d’Ulysse, Bragon incarne un idéal moderne d’indépendance et de libre-arbitre, et Serge Le Tendre veille à le détacher en premier lieu de l’influence divine que le temps a corrompue.

(JPEG)Le monde d’Akbar, est gouverné par des prêtres et prêtresses, élevés au rang de princes-sorciers. Pourtant, Mara nous informe que les Dieux ont depuis longtemps déserté Akbar et se sont retirés loin du monde. La puissance des gouvernants est donc illégitime : quelle écoute porter aux paroles de prêtres sans dieux ? Comme une forme dégénérée de la puissance divine, la magie n’est employée que pour imposer leur souveraineté. La parole de Mara est une mystification, à laquelle Bragon est sensible en souvenir de leur passé.

En pénétrant dans la grotte, Bragon et sa fille ont franchi, concrètement, un passage interdit. Les héros sont à présent livrés à leur unique expérience pour franchir ce nouveau seuil. La bouche d’entrée de la grotte témoigne de la transformation qui s’annonce. Bragon est sur le point de « renaître », lui aussi, afin de poursuivre sa quête délesté de son passé et de ses anciennes croyances.

Le chevalier n’est d’abord que fierté et orgueil mal contrôlé. Il manifeste tous les défauts propres au jeune héros qui cherche encore sa voie. Héroïsme imprudent, colère et démonstration de force soulignent son immaturité. Les dernières vignettes de la page 25 révèlent que devant la magie, face à ce qu’il ne comprend pas et qu’il ne reconnaît pas comme son système de valeurs, Bragon réagit d’abord par la violence. « De la magie ? Fort bien ! Ma faucheuse saura la trancher ! » Il refuse l’aide de Pélisse par orgueil et se présume encore capable de vaincre, comme si les années n’avaient eu aucun poids sur lui. Mais le fleuve sacré devient une menace de mort pour les héros qui tentent d’emprunter le passage sans répondre à l’énigme de Fol de Dol. Le personnage malicieux fait soudain usage de ses pouvoirs et tout l’orgueil de Bragon ne peut les vaincre. La dernière vignette fonctionne en réseau avec celle de la double-page suivante : Bragon, le regard dur et sûr de lui, oppose au sacré le trivial de son arme. Le rire de Fol qui traverse tout l’espace de la planche se moque généreusement de sa naïveté. Il faut alors tourner la page pour constater aussitôt l’échec de son combat : dans une position identique à la précédente, il est trempé et épuisé. Sa barbe ruisselle tristement de sa fierté perdue.

La Conque de Ramor est l’album du renoncement, de la perte des convictions les plus profondes, puisque les héros affrontent les forces magiques et religieuses pour lesquelles ils sont partis en quête. La transformation de Bragon, c’est à dire son passage de l’état initial - marqué par les certitudes et l’immobilisme - au statut de héros « en devenir », cette transformation n’est possible que grâce à l’étape de la mort symbolique et de la renaissance du chevalier. L’intervention d’une force extérieure permet aux personnages de « mourir », de quitter leur état d’origine, pour renaître sous une nouvelle forme, celle d’êtres libérés de leurs entraves.

(JPEG)La colère de l’eau entraîne Bragon dans ce que nous avons appelé « la diagonale du fleuve » et lui fait franchir une nouvelle étape. Cette diagonale est amorcée par la surprise du héros. L’ignorance de Bragon est manifeste. Il ne réalise pas la vanité de son geste, toujours confiant en sa propre expérience. Il est désespérément attaché à la dimension matérielle de son combat et entend résoudre tous les conflits dans « le sang et la fumée ». Bragon s’imagine avoir affaire à un ennemi classique, un être de chair qu’il sera en mesure de trancher.

Le fleuve se charge de lui inculquer l’humilité, et de mettre un terme à son orgueil qui l’empêche de progresser. Que veut donc dire Fol par les mots « Plus fou que Fol est l’ignorant qui mugit dans la tempête », sinon que Bragon est encore au début de son apprentissage, et que toute son expérience reste bien minime.Il s’agit d’une mort passagère qui mène Bragon vers un renouveau de corps et d’esprit. La page 27 est d’ailleurs le théâtre d’une mise en page « hors normes » : les horizontales et les verticales se retrouvent sens dessus-dessous. La vague se replie sur elle-même, ne laissant plus apparaître Bragon et Pélisse qu’au sein d’une véritable matrice, entourés de parois liquides. Le symbolisme de la naissance est très présent dans cette image qui voit les deux personnages submergés par le flot continu. L’eau forme un cercle dont ils ne peuvent s’échapper qu’à la faveur d’une expulsion violente.

Fol a enseigné à Bragon que le plus expérimenté des combattants peut connaître la défaite, s’il se lance dans des batailles dont l’issue est incertaine par manque de discernement. Le duel avec Bulrog est l’occasion d’appliquer ces nouveaux préceptes. Face à un adversaire plus jeune et plus impressionnant sur le plan physique, le chevalier emploie la ruse et la réflexion. La confrontation entre Bragon et son ancien apprenti cristallise la thématique principale de cette première épreuve. Les notions d’apprentissage et d’application de l’expérience sous-tendent l’ensemble de l’album.

Le récit trace une descendance directe des connaissances, transmises d’un maître à son apprenti, chaque personnage étant susceptible de devenir, le moment venu, un maître à son tour.


Sur l’ensemble de nos articles les renvois à Joseph Campbell sont tirés de Puissance du Mythe (éditions J’ai Lu, collection Aventure Secrète).


La Quête de l’Oiseau du Temps (Dargaud)

 T1 : La Conque de Ramor (1983)
 T2 : Le temple de l’Oubli (1984)
 T3 : Le Rige (1985)
 T4 : L’Oeuf des ténèbres (1987)
 T5 : L’ami Javin (1998 - dessin de Lidwine)

par Sylvain Tavernier
Article mis en ligne le 4 novembre 2004

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