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Les Sentiments, de Noémie Lvovsky

Une parenthèse enchantée

Nathalie Baye se déhanchant sur Can’t take my eyes off you, Jean-Pierre Bacri faisant des sprints sur son vélo, si Noémie Lvovsky quitte ici l’univers de l’adolescence de ses Petites, son cinéma n’a rien perdu de sa fougue et de sa fantaisie. Il a simplement gagné en gravité. Les sentiments réussit un exercice très difficile : apporter un nouvel éclairage et une émotion sur un thème rebattu de l’adultère. Du scénario, aux interprètes, à la réalisation, Les Sentiments ne quitte jamais la note juste.


(JPEG) L’amour, source de joie et de souffrance. Le programme de ces Sentiments n’est pas sans rappeler celui du cinéma de François Truffaut. Histoire d’un amour soudain et passionné entre deux voisins, La femme d’à côté n’est pas très loin. Sauf qu’une différence majeure sépare les deux univers. Chez Noémie Lvovsky, l’amour n’a rien d’absolu. Il est sans cesse confronté à un principe de réalité que prend en compte chacun des personnages. Seul Jacques (Jean-Pierre Bacri) a été une fois dans sa vie le témoin d’un lien aussi fort. Une de ses patientes s’est noyée après la mort de son mari qui ne s’est jamais réveillé d’une opération. Or, cette femme est davantage présentée comme une hystérique castratrice que comme la victime d’un amour qui vaut que l’on se sacrifie pour lui. Ici, les sentiments s’éprouvent, se réprouvent, se discutent, se communiquent, se démultiplient. A commencer par ceux d’Edith (Isabelle Carré) et de Jacques qui, bien que déjà mariés, tombent amoureux l’un de l’autre. Les Sentiments suit en détail toutes les étapes de cette relation. La rencontre de ces deux voisins paraît tout ce qu’il y a de plus banal jusqu’à ce que l’on devine l’attirance du mari bougon pour la jeune femme passionnée. Ils passent bientôt à l’acte et se laissent emporter par leur désir dans une relation très enjouée mais aussi potentiellement destructrice de ce que chacun a construit jusque là. Le film se démarque ici par une incroyable finesse d’observation et d’écriture ainsi que les magnifiques performances des quatre interprètes tous aussi bons les uns que les autres.

(JPEG) Cette simple histoire d’adultère est rehaussée par le choix de la réalisatrice de coller au plus près des sentiments que cette relation fait naître chez les deux amants. Le ton du film est parfaitement calqué sur celui de l’amour que se porte les deux voisins. Après une première période d’observation, Les Sentiments sombre doucement dans l’euphorie et la fantaisie. La suite de petites vignettes comiques rend parfaitement compte du bonheur qui emporte Jacques et Edith. Les fesses de la jeune femme se transforment soudainement en ballon, un mot doux devient un dessin animé érotique. La forme même du film se fait libre, pleine de vie et d’humour. Leur relation est une parenthèse enchantée avant l’orage. Leur amour est alors présenté comme providentiel. C’est un cadeau venu du ciel tel le météorite que Jacques offre à Edith. Les deux personnages se vivent d’ailleurs comme des élus. La jeune femme s’imagine protégée des dieux. Son amant a été choisi parmi des centaines d’autres pour être embrassé par le général De Gaulle, divinisé dans la chambre d’hôtel par ce tableau que l’on retourne. Plus tard, une fois leur amour découvert, Les sentiments prend un rythme plus brusque et empreint de gravité. Les scènes s’enchaînent de manière très sèche. La comédie tourne peu à peu au drame. Les phrases se font plus dures, lancées avec violence.

(JPEG) Dans cette histoire ce qui intéresse Noémie Lvovsky, c’est moins ce que ses personnages peuvent révéler au premier abord que ce qu’ils cachent. Carole explicite cela très bien au début du film. Chacun est en réalité le contraire de ce qu’il paraît être. Personne ne veut révéler qui il est vraiment aux autres. Il en est ainsi d’une des patientes de Jacques qui a le cœur à droite et laisse au docteur le soin de le découvrir. Le film joue ainsi à fond des actes manqués, des petits gestes qui trahissent le vrai caractère de chacun des quatre personnages. Jacques se barbouille le visage de noir tout confus de sa conversation au téléphone avec Edith. Ses mains s’agitent lors de leur premier rendez-vous sur la table du bar. Sa voiture le rappelle à l’ordre quand il y monte avec sa maîtresse. François, en apparence très sûr de lui, doit ruser pour vérifier les prescriptions à donner à ses patients dans ses livres. Quant à Carole, si elle donne l’image d’une femme au foyer pétillante et épanouie, sa consommation massive d’alcool et sa tentation de s’enfermer chez elle à l’écart du monde trahissent un mal-être profond.

L’irruption de la fantaisie et de l’inattendu participe également du même mouvement. Ainsi, l’apparition du Chinois qui vient voler la bague de Carole est symbolique du tournant de sa relation avec son mari. A la manière des hommes mystère chers à David Lynch, il vient révéler un changement d’état. A partir de ce soir là, le ver est dans la pomme. Chacun va progressivement mettre à jour ses failles comme Jacques qui n’aime plus l’image que lui renvoie son miroir. Autre moyen utilisé par Noémie Lvovsky pour explorer l’inconscient de ses personnages, l’utilisation d’une chorale qui vient à plusieurs reprises commenter la narration. Celle-ci est en même temps un parfait véhicule de l’émotion qui se dégage de cette histoire. Cette partie orchestrée et chantée apporte un contrepoint original à l’action. La musique explore tour à tour l’allégresse et la gravité du film. On s’y réjouit avec bonheur de la réouverture de l’usine à sperme prête à jaillir même si dès le début, le chœur avait prévenu les personnages : "si je t’aime, prends garde à toi".

(JPEG) Il faut donc se méfier des apparences. Edith précise bien que les gens ne ressemblent jamais à leur photo image sur les photos. En partant d’une histoire d’adultère, Les Sentiments questionne en réalité les liens du mariage. Derrière ses couleurs exubérantes, le fond est très noir. Le film oppose deux types d’engagements, un passionné, l’autre raisonné : l’aventure et le mariage. Certaines des questions clés sont posées par Edith qui se confie à Carole (Nathalie Baye) pour lui demander s’il est possible d’aimer plusieurs hommes. Les deux amants envient chacun la situation de l’autre. Edith voudrait déjà que quelque temps se soit écoulé et que sa relation avec François (Melvil Poupaud) soit plus lisse, plus posée. En même temps, elle se demande comment elle va faire pour passer toutes ces années avec lui. Elle se voit bien mère. Généreuse, elle semble capable de pouvoir tout donner et tout reprendre d’un coup et cela à plusieurs hommes. Jacques, au contraire, est fatigué de l’embourgeoisement de son mariage, magnifiquement rendu par le décor de leur maison. Lassé, il a d’ailleurs décidé de changer de poste et de se ranger dans un hôpital. Son amour pour Edith est une véritable renaissance, le début d’une nouvelle vie. Il parle lui-même de "nouvelle personnalité".

Le mariage pose les questions de la valeur d’un engagement sacré et de la survie d’un désir. Les Sentiments se termine ici sur une note résignée pleine d’amertume. Comment ne pas peu à peu s’éloigner de celui qui est tous les jours à vos côtés ? Le film n’a pas de réponse à apporter. On s’y essaie. Comme elle travaille à son jardin, Carole tente de cultiver l’amour dans son couple et s’y accroche comme elle peut. "La fille la plus convoitée du lycée" a construit toute sa vie autour de sa famille. Edith, à l’opposé, fait tout pour se réconcilier avec François qui voit sa vie exceptionnelle vaciller. Jacques, de son côté, ne peut qu’assister impuissant au départ de son amour pourtant prêt à défier tous les obstacles qui viendront sur son passage. Lui, qui semblait se résigner plus facilement qu’Edith à la fin de leur aventure, est en réalité celui qui a le plus perdu. Les masques sont définitivement tombés. Le temps d’une courte parenthèse joyeuse, il a été "le roi du monde".

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 7 mai 2004 (réédition)
Publication originale 11 novembre 2003

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