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Spirale, de Junji Ito

une démesure maîtrisée

Kirié Goshima, une jeune lycéenne, vit dans une petite ville japonaise de bord de mer nommée Kurouzu, ville qui ne présente aucune particularité excepté celle d’être un peu coupée du monde, par la mer et par les montagnes qui l’encerclent. Kirié est une jeune femme comme les autres, qui partage sa vie entre sa famille, ses camarades de classe et son petit ami Shuichi, élève au lycée de Midoriyama. une jeune fille sans histoire dans une ville sans histoire. Sauf que... Sauf que le père de Shuichi commence à se comporter assez bizarrement : il passe ses journées à observer divers objets en forme de spirale. Des spirales, il y en a de plus en plus à Kurouzu : rafales de vent tourbillonnantes, remous et tourbillons plus fréquents dans les ruisseaux de la ville... et Shuichi qui désire partir de Kurouzu pour des raisons obscures... La malédiction de la spirale est en marche, dans Kurouzu...


Spirale, du japonais Junji Ito, représente un nouveau pas dans l’édition de manga en France, puisqu’il s’agit du premier Kowai manga [1] traduit en français. Ce manga semble être en partie à l’origine (avec la bande dessinée Comptine d’Halloween de Callède et Denys, chez Delcourt et ) d’un regain d’intérêt du public français pour le fantastique et l’horreur en général en bande dessinée [2]. Et force est de constater que nous aurions pu tomber sur bien pire que sur Spirale pour inaugurer l’entrée en France de l’horreur en manga : court, percutant, cohérent, dense, dérangeant, malsain, nous nous trouvons en présence d’une oeuvre de genre en tous points maîtrisée. Maîtrise de la narration, puisque Junji Ito a construit pour son récit une structure rigoureuse, axée sur des récits courts sur un même thème : la spirale. La progression de l’intrigue générale elle-même semble suivre celle d’une spirale.(JPEG) Maîtrise du dessin, Ito étant au sommet de son art lorsqu’il dessine Spirale. Maîtrise de son public et de son support, enfin : le kowai manga au Japon est avant tout destiné à des jeunes filles, Ito doit donc prendre cette réalité en considération. De plus, Spirale, comme la grande majorité des mangas, fut intégralement prépublié dans un mangashi [3], avant d’être compilé en recueil. Comment concilier publication morcelée et publication en recueils ?

L’obsession de la spirale

Absolument tous les récits du manga ont un lien avec la spirale, objet banal à première vue, mais qui recèle beaucoup de particularités intéressantes pour un auteur d’histoires horrifiques : la spirale possède un pouvoir hypnotique indéniable : elle fascine, et paraît infinie, elle attrape l’oeil qui se perd en son centre. Tout cela contribue à en faire un objet plutôt inquiétant. Ito exploite à fond ces particularité, et joue avec en les projetant sur des humains victimes de son pouvoir. Ainsi interprète-t-il la capacité de la spirale à attirer l’oeil comme une volonté, un désir narcissique : le résultat donnera l’histoire d’une jeune fille prête à tout pour qu’on la remarque.

La construction des histoires de Spirale ne varie que très peu, du moins dans les deux premiers tomes : Ito commence par décrire une situation d’une banalité totale, complètement ancrée dans la réalité, afin de donner une "assise" à l’horreur qui jaillira plus tard. Puis on se focalise sur un détail. Trois fois rien au départ, un homme qui observe fixement un escargot dans une ruelle, un jeune homme trop lent, une jeune fille avec une cicatrice en forme de croissant sur le front ou des cheveux qui commencent à friser soudainement... Vient alors la déformation de ce détail, son grossissement graduel jusqu’à quelque chose d’impossible, d’extrême et de monstrueux. Ce n’est pas (JPEG)tant le monstre en lui-même qui est inquiétant dans les histoires d’Ito, mais plutôt le contraste entre la normalité du début du récit, monotone et rassurante, et la folie horrifique et sans limite de la fin, ainsi que la manière d’y parvenir. Plus le contraste est grand, plus la façon de l’amener paraît couler de source, plus le lecteur sera déstabilisé et réactif.

Mais au fur et à mesure que l’on avance dans les récits, cette structure change quelque peu. Junji Ito, dans le premier tome, nous a introduit à l’intérieur de son monde, il nous a mis en quelque sorte au début de la spirale qui compose son histoire, nous a familiarisé avec les personnages et avec les lois qui régissent Kurouzu. A mesure que nous avançons, la première partie du récit, celle qui décrit une situation banale, prend de moins en moins d’importance, car chaque histoire est dans la continuité de la précédente ; ainsi un monde complet se dessine autour de lieux (l’étang des libellules) ou de manifestations particulières de la spirale (la fumée du crématorium qui s’élève en spirale...), où les lois de la spirale deviennent de plus en plus nombreuse et finissent par occulter celles qui régissent l’univers que nous connaissons. Ainsi, si les manifestations de la spirales se faisaient encore relativement discrètes dans le tome 1, elles deviennent plus violentes et marquées dans le deuxième volume, et dans le troisième, cela devient la nouvelle norme. en procédant comme il le fait, petit à petit, Junji Ito donne une cohérence à son univers, et par conséquent le rend crédible, tout en jouant avec le lecteur grâce à une certaine dose d’humour gore et grotesque. (JPEG)Par exemple, la première histoire du tome deux, "Boîte à surprise", met en scène un personnage ridicule de bout en bout, un farceur qui aime faire peur aux gens en surgissant de nulle part, et qui utilise cette technique pour tenter de conquérir le coeur de Kirié, jusque dans la mort. Cette histoire se veut clairement comme une respiration dans le récit, mais illustre bien la notion suivante : si on croit au départ, on peut croire à la fin. Sinon, cela devient ridicule. "Boîte à surprise n’est pas crédible, dès le début, la progression de l’histoire dans l’horreur sera donc grotesque. Pourtant, Junji Ito n’en oublie pas pour autant son monde : les deux premières planches du récit nous rappellent les changements importants survenus à Kurouzu depuis quelques temps, changements qui deviennent presque de la routine pour les habitants de la ville.

De cette manière l’auteur nous fait donc entrer à chaque page plus loin dans la spirale de son récit, construisant chaque histoire sur les fondement des précédentes. Comme dans une spirale, le déroulement est implacable, inaltérable. Impossible d’en détourner le cours.

l’importance primordiale du dessin

Les ficelles narratives ne suffisent pas pour réaliser une bonne bande dessinée d’horreur. Si le dessin ne suit pas, l’auteur aura beau pondre le récit le plus effrayant jamais vu, le tout retombera comme un vieux soufflé. Heureusement pour nous, Junji Ito est au sommet lorsqu’il entreprend de dessiner Spirale. On peut d’autant plus observer son talent que le premier tome de (JPEG)son premier succès, Tomié [4] vient d’être édité. La différence, flagrante, saute aux yeux : Ito a surtout gagné en rigueur anatomique : dans Spirale il maîtrise parfaitement les différents personnages de son récit, ce qui lui donne le loisir d’en faire à peu près ce qu’il veut. La grande difficulté réside en effet dans les déformations des humains : Ito dessine des gens se transformant en spirales humaines, en escargot... Tout cela demande une énorme rigueur au niveau anatomique, sous peine de tomber dans le ridicule, et un talent de caricaturiste. En effet, l’art d’Ito consiste à prendre un détail et à le grossir à l’extrême. Grossir un détail d’une personne, tout en faisant que l’on reconnaît cette personne c’est le travail du caricaturiste. Cela requiert un trait réaliste, mais en même temps d’une grande souplesse, afin de s’adapter aux déformations tout en gardant les traits de base qui font que l’on va reconnaître la personne. Une alchimie complexe en somme, un équilibre à trouver entre grande rigueur et folie débridée.

Qui dit caricature dit humour, et le dessin de Junji Ito n’en manque pas. Cela peut paraître paradoxal, mais l’humour a toujours été quelque chose de proche de l’horreur. Après tout, se moquer des tares et défauts des autres est monnaie courante, et cela n’empêche pas la peur, même si mélanger les deux comporte des risque de basculer dans un piètre grotesque. Si Ito tombait dans le piège dans Tomié, il montre dans Spirale une grande maîtrise de cet art difficile. Ainsi, si la transformation progressive et lente de Katayama en escargot dans le tome deux est horrible, elle est aussi drôle quelque part, dans les efforts ridicules que celui-ci fait pour se mettre assis alors que son corps devient invertébré et dans sa manière de se transformer elle-même.

(JPEG)

Contraintes éditoriales

L’industrie du manga d’horreur (ainsi que des films, d’ailleurs) au Japon possède une particularité étonnante pour nous occidentaux : alors que la plupart des récits de ce genre sont destinés à un public plutôt masculin en Europe et aux Etats-Unis [5], au Japon, ce sont les jeunes filles principalement qui aiment se faire peur. De fait, l’énorme majorité des Kowai mangas sont des Shôjos [6] ou des seinen [7] à sensibilité féminine. Spirale étant un seinen, il doit pouvoir être lu par les deux sexes, donc l’importance que prend cette catégorisation se révèle mineure, mais les récits s’adressent tout de même plus à des jeunes femmes qu’à des hommes. Ainsi le personnage principal est-il une jeune fille, pour faciliter l’identification, et les histoires tournent souvent autour de rivalités entre filles, de petits amis, de déclarations d’amour, d’amours impossibles... autant de thèmes plutôt développés dans les shôjos manga. Bien sûr, cette catégorisation ne nous parle pas autant à nous occidentaux, d’autant plus que la mise en page habituelle des shôjos [8] est ici délaissée pour un découpage plus classique. Néanmoins il est intéressant de voir comment Ito caresse son coeur de cible dans le sens du poil tout en gardant un ton et un style très personnels.

Tout manga au Japon est prépublié dans un magazine. C’est une règle intangible, et tout le monde doit s’y plier. Dés lors, comment faire pour concilier le saucissonnage d’un récit ( avec tout ce que cela comporte au niveau des contraintes : un développement court, avec obligatoirement une dose d’horreur dans l’épisode...) et la publication en recueil ? Junji Ito répond à cette question en faisant de Spirale une suite de récits courts et relativement indépendants (surtout au début) mais qui s’imbriquent toutefois l’un dans l’autre pour former un tout(JPEG) cohérent, lisible partie par partie ou d’un bloc. Encore une fois, cela requiert de grandes qualités de rigueur (le récit doit plus ou moins être structuré dès le départ, sinon les incohérences et les maladresses fleurissent), mais aussi une certaine folie, afin de ne pas faire paraître le tout trop austère.

La folie, Ito la possède dès le départ, et le montre bien dans Tomié. La rigueur, il va l’apprendre au fil du temps.C’est la combinaison de ces deux énormes qualités qui fait de Spirale un récit si riche. Sans rigueur, Ito n’est qu’un auteur qui part dans tous les sens sans jamais faire mouche (comme dans Tomié). Sans touche de folie et souplesse, il ne serait qu’un tâcheron de plus, faisant honnêtement son travail mais ne réussissant qu’à pondre de l’horreur poussiéreuse et anémique. Spirale, au contraire, enchante le lecteur par sa capacité à se renouveler et à sa structure éclatée mais d’une rare cohérence. Un récit remarquable, maîtrisé qui révèle un auteur de grande classe s’amusant énormément à nous faire peur.

par Olivier Tropin
Article mis en ligne le 27 janvier 2005

[1] manga d’horreur

[2] voir la dernière collection de Delcourt : Insomnie, axée sur le fantastique plutôt que sur l’horreur pure, la collection Obon d’Akata/Delcourt comportant deux titres pour le moment : La femme défigurée et Le manoir de l’horreur, la parution chez Glénat de La dame de la chambre close de Minetaro Mochizuki, auteur de Dragon Head ou la réédition de Swamp thing, un comic fantastique de chez DC, toujours chez Delcourt, sans oublier la pléthore de titres parus chez divers éditeurs reprenant des récits de Lovecraft (les plus intéressants étant les mythes de Cthulu de cet immense auteur qu’est Breccia, paru chez Rackham ou La maison au bord du monde de Corben, dans un autre genre) et d’autres grands auteurs fantastiques comme Mary Shelley (Frankenstein d’Olivier Deprez (Casterman)), ou Stoker (le Dracula d’Hyppolite (Glénat) la réédition de celui de Battaglia (Mosquito) ...

[3] magazine de prépublication de manga

[4] paru aux éditions Tonkam

[5] voir à ce propos les slasher movies, dont la cible est essentiellement les jeunes hommes, ou les bandes dessinées de la grande époque de l’horreur, des années 50 à 70, qui alliaient au fantastique et à l’horreur une part d’érotisme essentiellement destinée à l’homme (Elvifrance avait fait son fond de commerce de ce genre de récits)

[6] manga pour jeunes filles

[7] manga pour jeunes adultes, masculins ou féminins

[8] le shôjo manga autorise énormément de liberté au niveau du découpage : il est très fréquent qu’un néophyte se retrouve perdu à cause d’une page complètement éclatée, avec des cases dans tous les sens, un ordre de bulles parfois obscur et une absence très fréquente de décors pour se concentrer sur les visages


 Titre et auteur : Spirale de Junji Ito
 genre : seinen manga
 nombre de tomes : 3, série terminée
 nombre de pages par tome :environ 200
 éditeur : Tonkam
 année de parution : 2002 (originellement au paru Japon dans l’hébdomadaire Big Spirit de la Shogakukan, de 1998 à 1999)


le site des éditions tonkam

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