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Le Dernier Samouraï

Le Dernier Samouraï comptait à son actif de nombreux atouts qui auraient pu le placer dans les réussites récentes du film épique à l’ancienne. Un sujet magnifique et des moyens adéquats n’ont cependant pas permis à Tom Cruise et son équipe de dépasser un message politique douteux et une mise en scène souvent décevante, parfois ridicule.


Armé de son sourire triomphant et carnassier, Tom Cruise était passé par Paris pour promouvoir Le Dernier Samouraï. Récit lyrique de la plongée d’un soldat américain dans le Japon des Samouraïs finissants à la fin du XIXe siècle, celui-ci fut le fruit d’un travail long et acharné. Cruise annonçait d’emblée la couleur : il avait fallu subir un entraînement physique des plus éprouvants, s’imprégner du bushido (le code des Samouraïs), se farcir une bonne partie des films de Kurosawa et affronter, sur le tournage, le barrage de la langue. C’est un peu la marque de l’acteur désormais : se préparer à un film comme on se prépare à la guerre. D’accord, mais à quoi bon, se demande-t-on au vu de son petit dernier ? Le Japon du film, Tom Cruise a l’air de s’y sentir comme un poisson dans son bocal.

(JPEG)La sincérité de l’acteur n’est pas à mettre en cause : il faut reconnaître que son intérêt pour les cinémas d’ailleurs n’est pas nouveau. "J’ai eu la chance, nous avait-il confiés, de découvrir le cinéma espagnol grâce à Alejandro Amenabar et le renouveau du cinéma asiatique grâce à John Woo, de voyager dans de nombreux pays pour les besoins de mes films". En fait, le problème viendrait davantage de son incapacité (conjuguée à celle de ses collaborateurs) à offrir un spectacle qui ne cède pas aux exigences et aux facilités de la GCH (Grande Cause Hollywoodienne). Le réalisateur, Edward Zwick, cultivé et francophile, n’est pourtant le dernier des tâcherons et s’avère capable de transmettre un vrai souffle à son épopée. Fasciné par la réaction de milieux conservateurs à l’introduction d’un élément étranger, il a tourné des films au contenu politique pour le moins marqué : Couvre-feu traitait du terrorisme islamiste aux Etats-Unis et de la réaction militaire excessive qui en découlait ; Glory plaçait une unité de soldats noirs au beau milieu de la Guerre de Sécession, etc. Pourtant, ici, il élague ici tout élément qui ferait saillie, et fait du parcours du soldat un chemin de croix édifiant et consensuel vers une prévisible rédemption.

Le cinéma américain connaît ces temps-ci un regain d’intérêt pour le film d’aventures à l’ancienne (hier : Gladiator ; aujourd’hui : Troy), genre qui avait souffert de la chute des studios dans les années 60. Les cinéastes de ce genre finissant n’oubliaient jamais de questionner le fondement du spectacle qu’ils mettaient en jeu, car ce phénomène leur semblait ironiquement emblématique de la chute de Hollywood : la guerre à l’étranger comme paravent d’un déclin inévitable (La Chute de l’Empire romain de l’Américain Anthony Mann) ou le conflit de classes qui parasite davantage les relations entre alliés qu’entre soldats de races différentes (Le Pont de la Rivière Kwaï de l’Anglais David Lean). De quoi naît la guerre ? Quels micro-conflits l’alimentent ? Il est clair ici aussi, dès que le spectateur fait la connaissance du personnage de Tom Cruise, que la résolution du film aura moins à voir avec le Japon qu’avec l’Amérique elle-même, et la mauvaise conscience nationale.

Tom Cruise nous disait encore que le monde rétrécissait à vue d’œil, signant le rapprochement entre les peuples et, partant, entre les cinémas du monde entier. Certes. Mais là encore, quand Hollywood part se ressourcer à l’étranger - en recrutant, par exemple, les vieilles gloires du film de sabre ou de kung-fu -, il s’agit moins d’un échange de bons procédés qu’une relation à sens unique. Un échange de bons procédés, voilà ce que pouvait offrir le beau sujet du Dernier Samouraï. Il y avait la possibilité de s’adapter, de passer d’un type de mise en scène à l’autre comme le héros passe d’un pays à l’autre : en d’autres termes, passer "de Spielberg à Kurosawa", pour mieux nous faire sentir le décalage d’une civilisation à une autre. A chaque cinéaste, et à chaque cinéma, correspond un rythme, une respiration, un débit différents. Or les scènes japonaises restent soumises au même découpage que les scènes américaines, dont les accélérations sont longuement préparées, et hautement prévisibles. Un film américain traditionnel alterne moments forts et moments "en creux" avec une science à laquelle le cinéma épique japonais est toujours resté étranger. Du coup, il s’agit moins de filmer une sorte de Tintin au Japon, avec ses bizarreries locales non élucidées, que de filmer un Japon s’adaptant aux pas de son Tintin en visite officielle. Un Japon américanisé. Damned, la GCH a encore frappé ! De cet état de fait découlent quelques moments parfaitement ridicules, comme celui où Tom Cruise découpe en morceaux quatre ou cinq ennemis sans vraiment y croire : qu’à cela ne tienne, "repassons la scène au ralenti, Thierry" !

Cet acharnement à conserver ce qui fait la signature du film d’aventures américain, et ce, contre une certaine tradition du film japonais, ne serait que maladroite (et en ce sens simplement décevante) si le film ne défendait pas une vision du Japon par ailleurs étriquée. Car au-delà des préoccupations touche-pipi du héros, l’Histoire évolue, fracassant l’ordre ancien des Samouraïs contre les exigences de la Modernité. Prétextant une volonté de rendre au Japon ce qui lui appartient, à savoir une tradition d’honneur, de droiture et d’"harmonie de l’esprit", le film oppose à cette fameuse tradition la perfidie des industriels, des marchands qui cherchent à moderniser le pays en l’inscrivant dans l’économie de marché, et qui, pour leur part, ont la tronche du "mauvais Jap" tel que le dessinait Hergé. Cette vision passéiste glorifie honteusement un Japon englué dans ses guerres tribales, avant qu’il ne décide plus tard de s’unifier, de s’ouvrir sur le monde extérieur et de partir envahir l’Amérique en développant son industrie de pointe et en rachetant les studios de cinéma. Comme dirait l’autre, c’était mieux avant.

Mais la modernité, elle, est dans le camp de l’Amérique. Car certes c’est une nation brutale (regardez le traitement des Indiens, évoqué par à-coups au fil du film), mais au bout du compte, concrètement (les contrats avec les industriels japonais) et figurativement (une expérience biaisée de mise en scène "à la japonaise") , c’est elle qui remporte la victoire. Et qui permet à Tom Cruise d’imposer son art de la guerre. Le dernier Samouraï est américain. Le Japon s’en relèvera-t-il jamais ?

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 25 juin 2004 (réédition)
Publication originale 27 janvier 2004

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