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Vanilla Sky

La revanche de l’homme creux

Le film de Cameron Crowe ne se hisse certes pas à la cheville de son ouvrage précédent, le très sympathique Presque Célèbre, mais il demeure, en dépit de son ratage, relativement attachant. Remake américain du film espagnol d’Alejandro Amenabar, Ouvre les yeux, il aborde différents genres (la comédie romantique, le polar, le fantastique) qui délimitent les territoires dans lesquels s’enferme le cinéma américain aujourd’hui.


Pour Vanilla Sky, le réalisateur Cameron Crowe collabore avec Tom Cruise, qui alterne désormais films plus ou moins risqués et remises en forme sur le modèle success story. Ce film s’inscrit dans la deuxième catégorie. Cruise en est le pilier : il est beau, riche (il a hérité de la fortune de son père) et tombeur. Il aime conduire des voitures de sport et jouer au playboy. Il est le symbole du yuppie made in America. Pour lui, tout est facile et les gens autour de lui ne sont bons qu’à satisfaire ses envies sans que lui, un instant, ne songe à satisfaire les leurs (celles de sa meilleure amie, par exemple, interprétée par Cameron Diaz, qui couche avec lui mais, veut-il croire, sans sentiments). "Hollow Man", tel aurait pu être le titre du dernier film de Cameron Crowe, qui dépeint un monstre d’égoïsme, de matérialisme et de sûreté de soi. Un homme creux. Le terme "monstre" est des plus appropriés puisque Cruise, après avoir été blessé dans un accident de voiture causé par Diaz, se retrouve défiguré, difforme. Diaz morte, pourra-t-il vivre une idylle sans nuages avec la jeune Espagnole jouée (très faiblement) par Penelope Cruz ?

Le scénario serait désespérant s’il s’arrêtait aux portes de ce mélodrame ringard. Mais au lieu de cela, il décide de s’engager sur les pas hésitants du héros fragilisé, le visage traumatisé par des cicatrices horribles qui semblent également l’affecter psychologiquement. En réalité, le visage du yuppie, barré, strié, n’est que l’image de son bouleversement intérieur. Parfait sale type, il dissimule derrière son sourire charmeur l’incorruptible pourriture de son âme. Après l’accident, son attitude se met clairement au diapason de l’impossible sourire, révélant le Mal qui était jusque-là demeuré enfoui. Ce que, assez finement, montre Crowe, c’est comment les vices, les tares, la monstruosité fondamentale de l’Amérique (ou, plus précisément, la culture capitaliste dont elle se fait le chantre absolu), les dérives idéologiques, finissent par s’imprimer sur les corps et les visages, suivant en cela ce qu’avait fait Tim Burton avec le personnage de Joker dans le premier Batman. Plus cruellement, il prend comme arrière-plan de cette chronique de la dégénérescence une variété de genres cinématographiques qui désignent les limites au sein desquelles se débat le cinéma américain aujourd’hui : chaque genre parasitant l’autre, c’est à un pot-pourri d’influences assemblées sans élégance que Cruise finit par se heurter. Sa difformité renvoie à celle d’un cinéma de la référence non digérée, du recyclage, d’une triviale uniformité.

Durant tout le film, Tom Cruise tente de masquer cette difformité, soit par le rêve (le film se plaît à nous faire prendre le rêve pour la réalité et inversement : "ouvre les yeux" est le commandement qui ouvre l’histoire) où il retrouve sa normalité physique, soit par le port d’un masque blanc sur lequel ne s’imprime d’ailleurs que la marque des yeux. La thématique de la normalité parcourt en effet le film, et ce, à travers une phobie du corps, de l’aspérité en général. Le fameux "ciel vanillé", très présent, du titre semble donner aux décors un aspect publicitaire, renforcé par les emprunts visuels à divers produits (un flash-back explicatif à la fin dénonce explicitement la reproduction "in vivo" de la jaquette d’un disque de Dylan, d’un film de Robert Mulligan, etc.) qui trahissent la culture musicale et cinéphilique de Cameron Crowe, déjà sensible dans ses films précédents. Le danger est implicitement annoncé par le remplacement de Diaz (la blonde, symbole ici de la pureté) par Cruz (la brune, son contraire, comme sur un jeu d’échecs) : se frotter à l’impur, c’est risquer la maladie, donc la déformation.

Le masque arboré par Tom Cruise donne lieu à une scène assez fascinante. Lors d’une soirée dans une boîte de nuit, il se montre agressif vis-à-vis de son ami et de Cruz parce qu’il n’assume pas cette monstruosité apparente. Il se retrouve isolé et danse comme un idiot au milieu de la piste : son masque blanc, placé sur la partie arrière de son crâne, le fait ressembler à la figure des Gémeaux. Les deux visages ainsi opposés semblent réunir à la fois la pureté et l’impureté, le Bien et le Mal, la beauté et la monstruosité, sur un même corps. En montrant une sorte d’"american psycho" qui s’ignore, Crowe dénonce une certaine société américaine, son délire hygiéniste comme sa brutalité essentielle, le sourire carnassier de ses élites cachant mal un malaise social irréfutable. Autant la Californie (donc Hollywood) que New York (lieu où se déroule le film). Les références où le personnage de Cruise va puiser les éléments de son "rêve éveillé" sont sûres car fictionnelles. L’objectif du héros est de fuir le réel, de se réfugier dans les gentils délires de la culture pop afin d’éviter la confrontation aux autres. Il refuse par exemple de voir les sentiments réels de sa meilleure amie en donnant l’avantage au sexe (le superficiel sur la profondeur, le physique sur l’émotion). Comme le personnage de Bret Easton Ellis, il se vide de tout contenu émotionnel. Même sa relation, supposée sincère, avec Cruz ne lui permet pas de dépasser son égotisme acharné.

(JPEG)Je n’ai pas vu le film d’Amenabar, qu’on dit supérieur à son remake. Si les goûts de Crowe sont irréprochables (comme toujours, la bande sonore est éclectique et prenante : Radiohead, Curtis Mayfield, Leftfield, les Chemical Brothers, Sigur Ros ou Sinead O’Connor entre autres) et que le rythme ne faiblit pas, les acteurs sont limités, le scénario est parfois inutilement alambiqué et certaines scènes flirtent avec la niaiserie. Mais il serait dommage de réduire sa version aux scories qui la parcourent. D’un film à l’autre Crowe tente, assez maladroitement, de dessiner une Amérique perdue par une idéologie naviguant entre naïveté et cynisme (grosso modo celle dérivée des années soixante, période dont s’inspire la plupart de ses films). La libération sexuelle a entraîné un individualisme forcené. Cette génération a ouvert la voie à une révolution des moeurs qui ne fait que dissimuler la lâcheté de ses composants : pour le cinéaste, les adultes sont aussi immatures que des enfants. Dans Jerry Maguire, la jeune mère célibataire interprétée par Renée Zellwegger devait s’occuper non seulement de son fils mais aussi de son mari (Tom Cruise déjà), dont les attitudes irresponsables menaçaient à tout moment de briser leur couple. Le jeune journaliste de Presque Célèbre apprenait sur quelles illusions reposait son admiration pour un groupe de rock lorsqu’il observait le chanteur ignorer les revendications de ses partenaires, laisser tomber sa maîtresse et le faire vainement courir derrière l’espoir d’une interview. Dans Vanilla Sky, Cruise doit choisir entre le rêve et la réalité. Il choisit le rêve. Certes, en définitive, il passe à côté de la vie. Mais c’est le prix qu’il est prêt à payer pour conserver jalousement ce qu’il a acquis jusqu’ici, pour vivre avec Cruz comme il le désire. Ce n’est pas une victoire, en dépit de l’aspect triomphateur de la fin, mais une défaite totale, une fuite perpétuelle. Le rêve n’est que l’écrin où prend place la revanche de l’homme creux.


On pourra se reporter à une autre vision du film, toujours sur Artelio.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 25 juin 2004 (réédition)
Publication originale 18 juillet 2002

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