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Histoire de Marie et Julien, de Jacques Rivette

Après l’enchanteur Va savoir, Jacques Rivette navigue ici vers des terres beaucoup plus sombres. Le cinéaste ressuscite un vieux scénario jamais tourné de 1975. Une belle histoire pour un film sur des revenants. Mystères des corps, de l’amour, de la vie, Histoire de Marie et Julien raconte l’éternel combat entre Eros et Thanatos. Un mythe moderne. S’appuyant sur un scénario et une mise en scène d’une intelligence et d’une précision peu égalée, Jacques Rivette signe tout simplement un des cinq films les plus magnifiques de cette année. Même Emmanuelle Béart n’a jamais été si belle.


(JPEG) D’où viennent les histoires ? D’où naît le désir ? Souvent, d’un petit rien. Quelques instants qui changent le cours d’une vie. Le point de départ de la relation qui unit la féline Marie (Emmanuelle Béart) au taciturne Julien (Jerzy Radziwilowicz) est un mot. Un mot prononcé au hasard d’une conversation lors d’une soirée. Un mot qui va lier ses deux blessés de l’amour dans une aventure totalement folle. Ce mot : délivrance. La plus belle des promesses. Ils se revoient un an après. Ils n’ont rien oublié. Le mot est resté là en eux comme le socle d’une histoire à construire. Quelque chose d’inachevé qui prend sens avec le recul. Julien a oublié son ancienne compagne la seconde où elle est partie. Il s’enferme chez lui dans la monotonie de sa vie où il ne se passe jamais rien. Dans la seconde scène du film, il s’excuse ainsi : "Ma vie me regarde. J’en aurai préféré une autre mais je n’ai que celle-ci." A l’opposé, Marie a besoin de se délivrer de la douleur du souvenir pour pouvoir reconstruire une nouvelle histoire. Son dernier compagnon est décédé dans un accident de voiture. Elle n’a donc plus d’interlocuteur pour régler ses comptes et sortir de la prison dans laquelle elle s’est retrouvée contre sa volonté. Avant de se souvenir de Julien. Parti d’un mot, Histoire de Marie et Julien donne une importance très particulière à parole. Ce qui se dit entre les personnages donne sens à ce que l’on voit mais de manière sans cesse décalée. Certaines phrases anticipent des événements qui ne se concrétisent que plus tard dans le récit, d’autres viennent expliquer des comportements jusque là étranges. Il en est ainsi des mises en garde de Marie qui préviens Julien : "Ne me fais pas défaut ou tu perdras tout souvenir de moi." ou un peu plus tard "Quelque chose approche. Je ne sais pas ce que c’est. On va m’arracher à toi." A l’opposé, il faut attendre les révélations de Madame X (Anne Brochet) pour que l’on commence à comprendre qui est vraiment Marie. Le spectateur comme les personnages ne sont pas là au moment où il le faudrait. Le film y gagne une aura de mystère lors d’un premier visionnage. Il est intéressant de noter qu’une seconde projection (qui n’a vraiment rien de superflue) joue davantage sur la jubilation de se confronter à une construction d’une rare subtilité.

(JPEG) Le cinéma de Jacques Rivette s’est toujours construit sur le mystère. Ses films sont comme des énigmes à résoudre. Ce goût s’exprime ici dans la relation de chantage qui unit Julien à Madame X. L’horloger a en sa possession trois objets anodins (un tissu, une poupée et une photo) qui appartiennent à la jeune femme sans que l’on sache jamais comment il les a eus et pourquoi ils ont de la valeur. On le retrouve aussi dans l’étrange déclamation de Marie assise sur la chaise de sa chambre dans une langue indéterminée. La force du cinéma de Rivette vient de cette volonté de ne pas tout expliquer. Le spectateur doit lui-même trouver sa place dans le film avec les éléments qui lui sont mis à disposition. Il doit accepter l’indétermination. Histoire de Marie et Julien est encore plus troublant. Fait de mystères, il est aussi film fantastique. Sauf que celui-ci est ancré dans un système de représentation parfaitement réaliste. Il s’inscrit par petites touches : une enveloppe qui arrive avant la lettre, une radio qui s’allume sans que l’on sache pourquoi, de brusques changements de lumière dans une chambre qui semble choisir les objets qu’on lui présente. Dans toutes ces manifestations, il reste quelque chose d’indéterminé. Il en va du même du chat Nevermore dont le comportement peut tout aussi bien s’apparenter à celui d’un félin un peu joueur qu’à celui d’un guide qui transmet des messages à Marie et Julien pour qu’ils réalisent un dessein dont lui seul a le secret. Ainsi, après que la jeune femme a un premier choc en découvrant la chambre du second étage, le chat monte sur l’horloge que Julien répare comme pour le prévenir que quelque chose ne va pas. On ne sait pas non plus s’il parle à travers la voix de son maître ou si celui-ci, trop seul, lui invente des pensées.

Histoire de Marie et Julien est en réalité un film sur les fantômes. Aussi bien ceux du passé qui viennent nous hanter que cette part d’idées noires et de folie que l’on réprime au plus profond de nous. Seulement, ces fantômes sont très différents de ceux que l’on a l’habitude de voir au cinéma. Jacques Rivette abat toutes les frontières entre ces êtres venus d’ailleurs et les autres. Ils sont traités sur un pied d’égalité avec une même puissance d’incarnation. Il est donc impossible de distinguer les fantômes des vivants ou les rêves et la réalité. Le sommeil est le parfait état d’entre deux où tous se rejoignent. Tous communiquent entre eux. Sont-ils d’ailleurs si profondément différents ? Les regards dans le vide de Marie font par exemple échos à ceux de Julien. Les personnages nous échappent aussi par leur apparence en constante évolution. Marie a quasiment autant de tenues et de coiffures différentes que de scène.

(JPEG) Tous ces décalages créent un effet de distorsion du temps. Celle-ci est renforcée dans l’idée par le fait que Julien soit horloger de profession. Sa vocation, c’est de remettre les pendules à l’heure, de réparer des mécanismes qui se sont cassés. C’est donc tout naturellement que Marie s’est tournée vers lui pour être sauvée. Les métaphores tournant autour de l’horloge sont très nombreuses dans le film. Il faut y voir la principale clé de Histoire de Marie et Julien. Le mouvement de balancier est ainsi la base à la fois de la progression du scénario et de la mise en scène. Quand ils sont plusieurs, les personnages ne cessent de tourner les uns autour des autres. La caméra les suit, les serre, prend ses distances. Dès la première scène, Marie reste figée. Julien en fait le tour, part dans l’arrière-plan puis avance. Sur la terrasse quand le couple lit la lettre d’Adrienne, Marie quitte sa place pour venir sur les genoux de son compagnon avant de venir se rasseoir. Un schéma ainsi répété à l’infini. Si les personnages sont seuls, c’est alors bien souvent la caméra qui se met à balancer d’un point à un autre autour d’eux. Ils existent quelques exceptions à ces mouvements incessants. Jacques Rivette brise ainsi la continuité de ces plans séquences à des moments bien particuliers en optant alors pour des champs contre-champ. Ce sont toutes les scènes où l’abîme entre Marie et Julien prend subitement forme comme le premier repas où ils évoquent leurs relations passées, la scène où Julien a Madame X au téléphone alors que Marie est à côté de lui ou la bataille autour du couteau à la fin. Le mouvement de balancier est aussi un excellent symbole de la relation qui unit les deux amants. Marie et Julien alternent le chaud et le froid. Leur amour passe d’une scène à une autre de pulsions de vie à des pulsions de morts. Leurs corps s’attirent puis se rejettent. Les quatre ou cinq scènes de sexe filmées assez différemment sont toutes de magnifiques mouvements de communion entre deux êtres tout à coup libérés de tout ce qui pèse sur eux dans le quotidien. Par la parole, ils y exorcisent d’abord leur échec précédent par l’histoire des corps mutilés qui s’effondrent puis regardent vers l’avenir en annonçant les larmes dans la seconde. Ce double mouvement est aussi perceptible dans leurs activités quotidiennes. Là où Julien répare des horloges, Marie passe son temps à aménager une chambre pour préparer sa propre mort. L’un soigne, l’autre détruit.

Si derrière l’idée de balancier, il y a l’image de l’alternance entre deux points, il y a aussi celle du trajet. Le film organise la circulation d’objets et de sentiments. Madame X sert parfois d’intermédiaire dans les révélations. Chacun révèle tour à tour sa folie. Histoire de Marie et Julien est le récit d’un personnage qui prend progressivement corps à partir d’un autre. Là où le cinéma amène régulièrement des amants à s’unir au-delà de la mort, Jacques Rivette fait le pari inverse. Il ramène les disparus à la vie. Les titres des chapitres successifs témoignent de l’évolution du point de vue. Dans la première partie, Julien, Marie est perçue à travers le regard du personnage masculin. Elle apparaît comme une étrange intrigante mise à distance. C’est Julien qui rêve une première fois d’elle et l’interpelle dans le parc. C’est lui que l’on voit dans ses rendez-vous avec Madame X ou à la terrasse du café. C’est finalement lui qui vient la chercher à l’hôtel où elle s’est enfuie pour lui dire qu’il l’aime et qu’il veut qu’ils emménagent ensemble. Son amour rend seul possible leur relation. Il déclenche tout le reste. On ne connaît encore rien de l’intériorité de Marie. Même dans la première scène d’amour, la caméra s’attarde sur le visage de Julien et délaisse la jeune femme avant de revenir sur son visage dans un deuxième temps en épousant à ce moment le regard de l’amant en caméra subjective.

(JPEG) Une fois qu’ils ont emménagé ensemble, le couple commence à se former. Le deuxième chapitre, Julien et Marie, nous donne un peu plus à voir du personnage interprété par Emmanuelle Béart mais toujours saisie de l’extérieur. Ses comportements sont mystérieux et inexpliqués. Elle s’installe doucement mais vit encore dans les vêtements d’une autre. Elle découvre peu à peu la maison, le travail et la vie de son nouveau compagnon.

Chapitre trois : Marie et Julien. Plus le film progresse et plus la jeune femme se rend compte qu’elle est amoureuse. Ses défenses se font alors de plus en plus fortes. Quelque chose en elle résiste, l’empêche de se donner complètement. Cet amour qui prend forme contrarie son plan initial. Sa délivrance est remise en cause. L’amour met sa vie sans dessus dessous. Toutes ses certitudes vacillent. On accède ainsi progressivement à ses sentiments les plus profonds jusqu’à la révélation de son véritable passé qui finit d’éclairer le personnage. Elle prend de plus en plus les choses en main se rendant elle-même au rendez-vous avec Madame X. Julien apprend, bouleversé, la triste vérité.

Le quatrième et dernier chapitre s’appelle alors sobrement Marie. Julien refusant de la laisser partir, c’est à elle de faire l’effort de sauver leur relation. De simple personnage, elle s’accapare progressivement le rôle de metteur en scène. Elle force sa nature et décide de changer son destin. Elle se fait le relais de leur amour quand lui a la tentation de tout détruire. Son corps s’impose à nous sur l’écran et aux autres. Au bout du chemin, elle retrouve qui elle est vraiment. Marie réapprend les larmes, la souffrance et l’amour. Qu’y a-t-il de plus beau à filmer que la vie qui prend corps ? Le temps reprend ses droits. Maintenant sur un vrai pied d’égalité, l’amour entre Marie et Julien est à réinventer. Leur jour peut enfin arriver. Les voilà délivrés.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 28 juin 2004 (réédition)
Publication originale 15 novembre 2003

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