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Vengo

Dans un village andalou, près de Séville, Caco (Antonio Canales) s’occupe de son jeune neveu Diego, handicapé et exubérant. Mais une dette de sang vis à vis de la famille ennemie, les Caravaca, vient troubler cette ambiance festive...


C’est ce qui donne à Vengo son originalité et son caractère. La danse n’est presque jamais sur le plateau, mais elle anime autant le jeune Diego et les Caravaca haïs que Caco et les siens, elle leur donne vie. Et tout le film semble s’emballer au son du flamenco. L’amitié, la fête, la violence, le meurtre sont pris dans un même mouvement de passion intense et désespérée. Vengo est un film qui chante et qui danse, qui rit et qui pleure. Et que l’on n’oublie pas.

Plus que les couleurs et la matière, c’est dans Vengo principalement la musique qui intéresse Tony Gatlif. C’est le flamenco qui a le beau rôle dans ce film. Cette musique, comme l’Ancien testament pour la diaspora juive, représente l’unité et l’identité du peuple gitan. La musique prend souvent le pas sur l’action dans le film, au point de nous faire douter du caractère réellement "cinématographique" de l’oeuvre. Cependant cette fois-ci, l’intrigue s’étoffe et trouve davantage sa place que dans les précédents films de Tony Gatlif ; on n’est plus ici dans le documentaire comme avec Latcho Drom, et l’histoire ne sonne pas tant comme une excuse que dans Gadjo Dillo. On ne peut pourtant pas s’empêcher parfois de penser que pour Gatlif, c’est l’émotion, l’instant qui priment réellement, bien au-delà de l’action, du suspense et autres ressorts bassement dramatiques.

Dans la scène du baptême, à la fin du film, la caméra s’attarde un long moment sur la chanteuse de flamenco et néglige totalement ce qui se est en train de se passer sur le plan dramatique, et qui est pourtant décisif. On en vient à se demander si Tony Gatlif loupe systématiquement ses effets ou s’il essaie en fait de nous dire que l’important dans une vie n’est pas tant ce qui s’y passe que la substance même dont cette vie est faite. Car les scènes de musique et de danse sont toujours extrêmement naturelles, absolument pas chorégraphiées ; c’est en elles que réside la réalité de l’existence. Une vie qui s’improvise, qui coule au fur et à mesure. A cet égard la scène d’ouverture, une scène d’improvisation musicale époustouflante, peut être interprétée comme une métaphore, non seulement du film lui même, mais de la vie en général.

Tout dans ce film est ainsi à double tranchant ; c’est à dire que tout ce que l’on peut objecter à Gatlif, comme le manque "d’effets dramatiques", peut également être justifié et expliqué comme un parti pris. Ainsi le caractère très brouillon du film, pas net, pas maîtrisé, improvisé, est parfois gênant. Mais c’est ce fouillis et cette cohue qui souvent créent l’émotion, qui nous introduisent réellement dans cet univers flou qu’est celui des gitans. Comme si il fallait que le film lui-même soit un peu "trouble", pour être à même de nous faire comprendre la réalité, la confusion, mais aussi la beauté du monde qu’il nous décrit. Les scènes de bagarre en particulier sont très bien rendues. Dans une certaine mesure Vengo ressemble presque à un film du Dogme. Mais il n’est pas aussi pédant. Vengo ne prétend pas révolutionner le cinéma ; le film ne prétend rien du tout, ne se soumet à aucune norme, mais il a bien parfois des manières de documentaire qui sans doute rendent possible la comparaison avec le Dogme.

Un documentaire qui se pencherait, une fois encore chez Gatlif, sur le peuple de la route, la route qui est d’ailleurs très présente dans le film. C’est seulement sur la route, symboliquement, et humoristiquement, que le téléphone portable de Diego capte. Autrement, à l’intérieur de la maison, "il n’y a pas de réseau". C’est la route, le voyage, qui relie les gitans entre eux. De même le générique final est une route balayée par des phares de voiture ; image à double signification puisqu’elle s’inscrit à la fois dans l’intrigue en forme d’épilogue (on recherche Caco) mais aussi plus généralement dans la fresque de l’histoire des gitans qu’a construit Gatlif progressivement. L’errance comme ode à la vie est un des éléments marquants du film ; ainsi la chanson préférée de Pepa, et son refrain "je ne suis d’aucune patrie, je ne suis d’aucun paysage".

Le monde des gitans comme nous le décrit Gatlif est aussi un univers cruel, celui de la vengeance. Le sacrifice de Caco manque dans le fond de portée ; car lui-même sera vengé et ainsi reprendra le cercle de la violence. cependant il aura servi à préserver la vie de Diego, c’est à dire la vie d’un innocent, un être totalement pur, pour qui la vengeance et la mort n’ont pas de sens, pour qui seuls la musique et l’amour veulent dire quelque chose. Diego est un personnage troublant. Il symbolise l’innocence du bienheureux, il est au-delà des querelles terrestres, et d’une certaine façon plane bien plus haut que la plupart des personnages du film ; en quelque sorte transcendé par la musique. Il est le grand prêtre du Flamenco.

Un des éléments du film qui peut poser problème est l’absence totale des femmes. Les seules femmes présentes sont la Catalena, une prostituée, et quelques vieilles tantes qui sont en fait des domestiques. Les grandes absentes sont Pepa, la fille morte de Caco, et dont on ne saura jamais pourquoi elle est morte, et sa mère, dont on n’entend jamais parler. La femme est donc symboliquement morte dans ce film. Sa mort est "une flamme qui ne s’éteindra jamais". Cette absence est étonnante car on s’attendait à trouver dans cette description de la société gitane andalouse la figure de la Mamma. Peut-être le film veut-il par là nous signifier le danger dans lequel se trouve la société gitane ; c’est un portrait très noir qui est dressé ici, la mort des femmes signifie la mort du peuple gitan, accaparé par le meurtre et la mort, puisque la violence marque même un évènement comme le baptême d’un enfant, le fils de Mario.

Sur ce point Vengo peut être comparé avec un autre film à l’affiche en ce moment ; La Vierge des Tueurs de Barbet Schroeder. En effet, dans La Vierge des Tueurs les femmes sont également absentes, mais pour une raison différente ; on les accuse en effet d’être la cause de la misère du monde car elles ne cessent de donner naissance à des êtres qui ne pourront connaître que le malheur. Dans les deux films le héros est un personnage faible et désabusé ; Caco trouve la mort sans vraiment la chercher, il la trouve car c’est la seule chose qui puisse donner un sens à sa vie ; le personnage de La Vierge des Tueurs cherche à trouver la mort car sa vie n’a pas de sens mais ironiquement, ce sont ceux qui l’aiment qui la trouvent. Les deux films évoquent un monde cruel et violent, où le bruit et la fureur s’opposent à la transcendance, qui d’un amour pur mais terrestre, qui d’une musique céleste mais humaine.

par Agathe Guerrier
Article mis en ligne le 21 février 2005 (réédition)
Publication originale 4 octobre 2000

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