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Patricia Piccinini au coeur du Post-humain

L’artiste australienne, Patricia Piccinini, n’est pas passée inaperçue lors de la 50ème Biennale de Venise où elle occupait le pavillon australien. We are family, installation créée pour l’événement, et Still life with stems cells, œuvre qui était déjà été présentée à la Biennale de Sydney en 2000, n’ont pas manqué d’interroger les visiteurs du pavillon. De monstrueuses créatures se partageaient l’espace d’exposition, des créatures informes, issues de l’étonnant imaginaire de l’artiste, mais étrangement humaines.


Nous entrons dans le monde de Patricia Piccinini. Cette jeune artiste (née en 1965 à Freetown, Sierra Leone) a choisi, depuis le début des années 90, de placer au cœur de son univers artistique la nature, la science et les biotechnologies. Son œuvre est fondée sur une réflexion sur notre environnement et nos modes de vie contemporains. Ce travail, qui renoue d’une certaine manière avec le rôle social et politique des artistes dans les années 60, ne se résume pas à la dénonciation, à la mise en garde ou à la critique. Patricia Piccinini ne choisit pas de posture particulière. Son statut d’artiste lui permet cette position ambiguë, ni strictement politique, ni purement esthétique. Patricia Piccinini, en moderne Docteur Frankenstein, donne vie à des créatures fascinantes qui tour à tour révulsent, émeuvent ou effraient le spectateur. Ces formes, à la limite de l’informe et de l’humain, interagissent physiquement avec le visiteur qui croise leur regard, perturbé par la vraisemblance charnelle de ces êtres imaginaires.

Patricia Piccinini crée une réalité parallèle, un monde virtuel où elle questionne la distinction fondamentale entre naturel et artificiel, nature et technologie, entre l’humain et la machine. Ce work in process se nourrit des avancées de la science aussi bien que de la culture populaire dans le domaine de la publicité et du multimédia. Symboles de notre monde technologique, les nouveaux médias sont évidemment apparus à la jeune artiste comme des supports plastiques nécessaires au dialogue avec la culture contemporaine. Sculptures, installations mêlant vidéo et son, images numériques édifient un univers futuriste.

Ce monde est à la limite du réel et de l’imaginaire, c’est un monde sur le point d’exister, un monde fantastique qui nous en dit plus sur notre réalité que le réel lui-même. Que se passe-t-il quand une artiste interroge l’avenir de l’être humain ? Elle donne alors naissance à des figures hyperréalistes sur le plan de l’apparence, qui transgressent nos lois naturelles. Ces créatures mêlent l’humain et l’animal, bouleversent l’ordre des espèces. Patricia Piccinini semble habilement jouer sur les deux sens du mot "création". Elle se prend pour Dieu, profitant de l’absence de limites dont lui permet de jouir son statut d’artiste dans le processus de création. Mais cette transgression rendue possible par l’art nous renvoie alors au champ des possibles offert par la science et le progrès des biotechnologies. Une question revient sans cesse à la vue de son travail : si l’imagination d’une artiste n’a pas de limites, la science, quant à elle, a-t-elle tous les droits ?

Face à cet édifice troublant, on ne peut, en effet, ignorer le débat sur les progrès de la génétique, et en particulier la question du clonage. Patricia Piccinini répond à travers ses œuvres à une question posée par le philosophe allemand, Jurgen Habermas dans son essai sur l’Avenir de la nature humain, Vers un eugénisme libéral ?, paru en 2002. Habermas propose un scénario pessimiste sur le développement de ces nouvelles technologies appliquées à l’humain. Il concentre en particulier sa réflexion sur la génétique et souligne que le développement de la science dans ce domaine va beaucoup plus vite que la normalisation des pratiques qui en découlent. Pourtant, ces questions sont de la plus grande importance lorsqu’on analyse les conséquences de ces avancées technologiques sur la nature et l’identité de l’être humain. L’essence de l’être humain pourrait être profondément altérée par cette nouvelle liberté que promet la manipulation génétique. Face aux défenseurs des progrès de la science qui érigent en valeur ultime la liberté d’avoir plus de bien-être, Habermas oppose la nécessité d’exercer un contrôle moral sur la science, et pose la question du droit à avoir un patrimoine génétique non modifié. Il souligne en outre le risque d’utiliser la génétique à des fins eugéniques, en particulier dans le cas de la sélection des embryons. Un autre auteur, Ronald Dworkin, rappelle pourtant dans son essai Playing God : Genes, Clones and Luck que les hommes ont toujours voulu défier les lois de la nature, la maladie et la mort. Ils ont toujours tenté d’éradiquer le risque et la chance au profit du choix et de la liberté. Aujourd’hui, les biotechnologies laissent entrevoir une nouvelle étape dans le combat contre la maladie et la mort. Pour lui, le risque que nous encourons à travers les biotechnologies se justifie à l’aune du bonheur individuel que promettent ces progrès scientifiques.

La position de l’artiste sur ces questions très controversées n’est pas littérale. Inspirée par l’actualité scientifique dans le domaine biotechnologique qui semble exercer sur elle une fascination, elle interroge les limites de l’humain, ses frontières, ses possibles. Dans Psychotourism, œuvre numérique, elle met en scène deux personnages : un personnage féminin, directement inspiré d’une célèbre présentatrice de la télévision australienne, Sophie Lee, et "LUMP" (Life form with Uninvolved Mutant Properties), ce bébé mutant, imaginaire produit d’un marketing génétique dernier cri. Dans Prottein Lattice, un top model d’une beauté parfaitement digitale cohabite avec un rat sur lequel a été greffée une oreille humaine. Dans Still life with stem cells, elle expose une sculpture hyperréaliste d’une petite fille, entourée et tenant elle-même dans ses bras des cellules aux formes fétales.

Simulacres de personnages réels reproduits numériquement, images fabriquées par ordinateur qui se confondent avec le réel, projections imaginaires d’un futur rendu possible par les progrès scientifiques. Ces travaux veulent nous faire nous interroger sur notre idée de ce que sont le réel, l’humain, le naturel. Patricia Piccinini souhaite bouleverser notre perception et nous faire prendre conscience de la difficulté de distinguer clairement le naturel de l’artificiel, l’humain de la machine. Le futur de l’humanité semble se jouer ici entre informatique et biotechnologies. Répulsion ou fascination. La menace que représente cet univers technologique en développement rapide réside dans notre propre indétermination. Pour brouiller les pistes, Patricia Piccinini use de multiples stratagèmes. L’artiste détourne à son compte le discours séducteur du marketing et de la publicité, imite l’esthétique futuriste des jeux vidéo. Elle parvient aussi à forcer l’émotion du spectateur qui ressent une incroyable empathie face à ces créatures étranges mais fragiles, si curieusement humaines.

Patricia Piccinini nous offre sa vision du futur, dans la tradition des auteurs de science fiction. Ce futur qu’elle dépeint n’est certainement pas pour elle le meilleur des mondes possibles. Par conséquent, ses œuvres sont peut-être une mise en garde, la matérialisation d’une peur qu’elle voudrait exprimer. Elles sont peut-être aussi l’expression d’un questionnement personnel sur cette fascination qu’elle entretient pour ces évolutions spectaculaires de la science qui mettent en jeu l’avenir de la nature humaine.

par Vanessa Desclaux
Article mis en ligne le 4 novembre 2003

Légende des images, de haut en bas, logo exclu :
 première image : We are family
 deuxième image : We are family
 troisième image : Prottein Lattice
 quatrième image : Psychotourism
 cinquième image : Still life with stem cells

Le site internet de Patricia Piccinini

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