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Bleach

Tite Kubo débute sa carrière par une première série, Zombie powder, publiée dans le Weekly shônen jump à partir de 2000 mais arrêtée au bout de quatre tomes par manque de succès. C’est un coup d’essai modeste et maladroit et il faut attendre sa série suivante, Bleach, pour que le talent de l’auteur éclate au grand jour.


Ichigo serait un lycéen japonais ordinaire, vivant dans un paisible quartier résidentiel japonais, s’il ne voyait des fantômes autour de lui. Cette surprenante faculté lui a toujours causé quelques soucis, lesquels vont empirer avec l’apparition dans sa vie de Rukia. Celle-ci est membre de l’ordre des Shinigami, divinités chargées de guider les morts et de les accueillir dans un au-delà nommé Soul Society. Ichigo se voit forcé de faire le travail de Rukia, cette dernière lui ayant accidentellement donné ses pouvoirs. Mais ce transfert étant illégal, des Shinigamis la ramènent quelques mois après au Soul Society pour la juger. Avec quelques amis, Ichigo monte une expédition pour la sauver.

A ceux qui ignorent les chapitres les plus récents, il faut rappeler que la série est coupée en deux parties distinctes. La première, couvrant les tomes 1 à 8, est constituée d’une succession de courtes aventures sur Terre. La seconde, couvrant les treize volumes suivants, raconte le sauvetage de Rukia au Soul Society. Fréquents sont les shônen qui attendent quelques tomes avant de débuter leur intrigue proprement dite, mais la première partie de Bleach se distingue en ce qu’elle est plus qu’une introduction à la "vraie" aventure permettant à l’auteur de faire ses gammes et d’habituer les lecteurs aux personnages. Sa longueur lui permet de développer une économie propre qui, sans aller frontalement à contre-courant des lieux-communs du genre, en redistribue les éléments pour livrer un récit sobre mais inspiré. Tout s’affole avec le départ pour le Soul Society : si Kubo reste très classique, c’est avec une démesure qui tranche autant avec la première partie qu’avec tout ce qu’a connu le genre du shônen.

Modeste mais original

L’auteur utilise divers registres, mais surtout sait parfaitement les moduler en utilisant des effets de rupture. Une première manière est d’introduire une posture ou une réplique "stylée" typiquement shônen, qui apportent une soudaine bouffée d’air frais à un passage plus sombre. Prenons par exemple le tome 6 : Ichigo subit une épreuve pendant laquelle il risque de devenir un monstre et cette possibilité suscite chez le lecteur une réelle inquiétude sur son sort, qui se prolonge jusqu’à ce que son visage familier réapparaisse, rassurant dans sa pose classieuse. On peut relever un autre genre de variation : des scènes qui commencent par des querelles hilarantes finissent sur une note grave. Ainsi, une historiette du tome 4 introduit une célébrité de la télévision, ridicule et incompétente, qui se prétend chasseuse de fantômes. D’abord loufoque, le ton change : ce Kanonji est montré sous un jour nouveau et le regard d’Ichigo mue de l’exaspération au respect quand l’autre lui explique que sa renommée lui impose une responsabilité envers les jeunes spectateurs qui le prennent pour modèle.

Plus généralement, cette partie de la série possède une ambiance très réussie, entre mélancolie et bonne humeur communicative, à l’image des personnages, dont beaucoup dissimulent une blessure qui affleure parfois. Ainsi, Ichigo s’est créé une carapace d’austérité, à la fois pour enfouir le traumatisme de la mort de sa mère et pour ne pas causer d’inquiétudes supplémentaires à sa famille ; ou encore Inoue, qui s’oblige à la gaieté en mémoire de son frère défunt.

(JPEG)La manière dont ces personnages sont mis en rapport est une seconde qualité de Bleach. Il y a certes des personnages principaux, mais jamais ils n’écrasent les autres de leur présence. Beaucoup de shônen réunissent, selon un schéma classique, des protagonistes étrangers au sein d’une bande, chacun amenant ses tourments qui seront traités tour à tour (dans Shaman King par exemple, le héros rencontre Amidamaru, qui oublie son remord, puis Ryu, qui trouve enfin une compagnie qui le comble, puis Ren, qui apaise sa haine contre sa famille, etc.). Dans Bleach, au contraire, les différentes psychologies ne sont pas développées séparément. Au lieu de célébrer l’amitié abstraite d’un groupe, Kubo choisit de décrire comment ce qui arrive à l’un influe sur l’autre : l’irruption de Rukia qui bouleverse la vie d’Ichigo, changements qui vont à leur tour affecter son entourage ; l’apparition des pouvoirs d’Inoue qui met en danger ses amies, etc. Les liens ne sont pas tissés uniquement après le début du récit mais existaient antérieurement. Alors que la plupart des shônen décrivent un univers limité et subordonné à l’histoire, où tout ce qui est en dehors n’existe pas, l’univers de Bleach la déborde. L’histoire est partielle, non-totalisante : elle accompagne des événements, mais seulement pour un temps. Les premiers tomes n’ont donc pas l’ambition de raconter une aventure mais de chroniquer des fragments d’un tout (un quartier urbain) : l’union discrète mais solide de la famille d’Ichigo (cette dernière est souvent éclipsée dans le shônen, malgré la fréquente jeunesse des personnages), ses missions, la classe où il étudie, centre des rencontres... Ces éléments s’entrelacent avec finesse car ils sont bâtis selon un principe d’équilibre : la mort de la mère d’Ichigo crée un vide comblé tant bien que mal par le rapprochement du père et des enfants. Rukia est au contraire un trop-plein qui doit être assimilé en fabriquant un nouvel ordre - à son départ, si elle a disparu de la mémoire de la plupart, quelques-uns se souviennent d’elle : elle s’était intégrée, avait trouvé sa place.

La modestie de l’oeuvre est ainsi manifeste : elle narre une histoire de monstres et de héros, mais au quotidien. Des faits banals parsèment l’oeuvre, anecdotiques mais non négligeables pour donner vie et épaisseur à un récit. Ce n’est pas un bien en soi, mais il est bienvenu dans un genre qui collectionne les épopées hyperboliques sans redescendre sur terre [1]. Dans le tome 7, une scène montre les personnages déjeunant et discutant sur le toit de leur lycée. Peu de séries prennent ce temps de représenter l’anecdotique et l’attente, nécessaires ne serait-ce que pour mettre en valeur l’action.

Que ce soit dans les thèmes, les registres ou la psychologie, l’auteur réussit à installer un bel équilibre, qui se rompt quand Rukia est enlevée et qu’Ichigo part la sauver.

Et le shônen devint fou

Jusqu’ici, l’univers de Bleach était clos : les phénomènes fantastiques étaient surgissants, immanents, et les actions circonscrites à un quartier. Cette unité de lieu n’est jamais brisée, même par des détails. Prenons dans le tome quatre deux exemples : l’émission télévisuelle montre seulement ce même quartier et l’introduction d’Ishida n’est pas représentée comme une arrivée d’un ailleurs : il est soudain . Le mystérieux Soul Society n’était connu que par son nom, sa seule manifestation tangible étant Rukia (qui se comporte en écolière normale, sans manifestations de sa nature supra-humaine, hormis quelques moments comiques). La disparition de celle-ci ouvre l’univers, lui donne un horizon en rendant concevable et accessible le Soul Society. Aux missions limitées à la juridiction d’Ichigo succède une quête linéaire, pour laquelle il faut toujours aller de l’avant, dans une classique succession de rencontres d’opposants à vaincre et de quelques adjuvants. Aux objectifs limités à la durée d’un épisode succède un but ultime et unique : retrouver Rukia, "princesse" passive qui se morfond dans la plus haute tour de la ville où elle est détenue.

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Cette progression prend la forme d’une ascension. Que font les personnages ? Ils quittent notre monde pour pénétrer dans celui des divinités. Ils se débarrassent progressivement de leur banalité, s’héroïsent [2]. Le groupe débouche d’abord dans la ville basse, qui est encore hybride : lieu de résidence des esprits morts, certes, mais cela ne la démarque pas de n’importe quelle cité populeuse. On quitte pour de bon la normalité avec la ville des Shinigamis proprement dite, qui ressemble bien plus à une gigantesque caserne : sa population civile invisible, elle est déserte la plupart du temps. Jamais l’auteur ne cherche à lui donner une apparence d’animation, car elle n’est qu’un terrain de jeu pour les héros : les couloirs nus et labyrinthiques servent d’arène aux combats et les bâtiments, cubes blancs percés de vagues ouvertures, sont détruits sans que nous n’en voyions jamais le rôle ou l’intérieur. Peu d’auteurs ont autant approfondi la cohérence de leur décor (pensons à Dragon Ball : la Salle de l’esprit et du temps, espace vierge et gigantesque ; la planète Namek, vidée de ses habitants et sur laquelle s’affrontent Sangoku et Freezer...). Ce ludisme poussé évoque presque un donjon de jeu de rôle : avec ses cachettes et ses lieux de repos, les personnages peuvent à loisir y jouer au chat et à la souris. Alors qu’une foule assistait au combat du tome 4, ils se battent maintenant entre eux, dans un monde pensé pour eux.

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En effet, il convient parfaitement aux Shinigami introduits à cet endroit du récit : ce sont des héros. De fait ce sont presque tous des soldats haut placés et des guerriers légendaires. Il existe d’ailleurs une totale corrélation entre les capacités individuelles et le rang occupé et aucun phénomène de cooptation ou d’injustice n’est mentionné. La hiérarchie est plus celle d’un championnat que d’une armée : la force seule décide du rang, non les capacités de stratège ou de meneur d’hommes, selon une échelle décroissante et numérotée. La supériorité magnifiée de ces surhommes devient leur unique caractéristique : toute psychologie est écartée ou accessoire. Tout ce qui a trait à leurs apparences (leur look, leurs entrées en scène) est travaillé, stylisé jusqu’à donner un joyau de charisme pur et vide. Les êtres humains, pourtant développés auparavant, subissent le même traitement et sont mis sur le même plan que les Shinigamis. Ichigo, seize ans, dépasse en quelques mois le niveau de dieux du combat âgés de plusieurs siècles. De plus, les nouveaux personnages sont nombreux : pas moins de trente-cinq ! Qu’importe si ce défilé confine à la gratuité, il faut que chacun ait son moment de bravoure. Par exemple, dans le tome 18, le capitaine-commandant dévoile sa véritable force, nous frémissons en anticipant un combat magnifique... qui est interrompu avant le premier échange de coups.

(JPEG)Cet univers est manifestement aux antipodes de la première période de l’oeuvre qui, on l’a dit, mélangeait adroitement le banal et l’exceptionnel. L’évolution du dessin suit celle du traitement superficiel des personnages : d’abord très anguleux, il gagne progressivement en courbes nerveuses et les visages deviennent tout simplement... jolis (le résultat est flagrant avec Ichigo [3]). Certes, l’auteur a toujours fait preuve d’un attrait certain pour les personnages élégants et déjantés, mais ils étaient cantonnés aux compositions travaillées en tête de chapitre. Ici, le charisme gagne tout le récit, structure la narration et devient l’unique finalité de l’oeuvre.

Pour expliquer ce complet basculement, quelques indices [4] permettent de hasarder l’hypothèse que la partie narrant l’enlèvement de Rukia n’était pas prévue et que la série devait s’achever bien plus tôt. Suite au succès inattendu de sa série, l’auteur put être contraint de la poursuivre en l’orientant dans une voie plus vendeuse. Quoi qu’il en soit réellement, on a l’impression que Kubo veut prendre le contre-pied de la logique qu’il avait développé jusqu’ici, en poussant à son paroxysme les principes du shônen d’action. Le résultat est impressionnant.

Ces tomes des Bleach, cumulant les clichés et les handicaps, peuvent sembler laborieux et convenus. Outre l’accumulation de personnages superficiels déjà évoquée, l’auteur refuse toute complexité aux combats, à la fois dans leur déroulement (succession de duels bourrins et sans tactique) et leurs enjeux (confrontation grossière et démonstrative de deux visions du monde). A partir d’un argument minimal (aller en X pour sauver A), il développe un scénario aux ressorts et rebondissements alambiqués. Il utilise enfin tous les tics du shônen : lourdes analepses, gains artificiels de puissance dès que le personnage principal doit affronter un ennemi plus fort, etc. Tous ces lieux communs sont présents mais n’importent pas. Seule compte la manière de représenter les combats : la brillance de la mise en scène suffit à porter l’histoire pendant mille pages. Kubo exacerbe l’épique, dilate le suspense. Le meilleur exemple est le combat entre Renji et Byakuya : la dernière passe s’étend sur onze pages. Chaque moment est sur-décomposé, les cases s’attardent sur chaque détail, si bien qu’après le coup porté il faut attendre cinq pages pour savoir qui a gagné.

(JPEG)Paradoxalement, en accumulant les stéréotypes, Bleach atteint l’archétype. Kubo ne fait confiance qu’à la forme parce qu’elle est tout. L’essence du shônen d’action réside dans cette outrance des combats et des combattants, dans cette vacuité ostentatoire et clinquante. Son style, son regard sur le monde, n’est pas profond mais superficiel : c’est le règne de l’apparence. Il n’est pas regrettable qu’un protagoniste n’apparaisse que lors d’un seul combat, sans avoir été développé au fur et à mesure de l’histoire, sans s’enraciner dans un passé : il est une pure présence, immédiate, ici et maintenant (c’est à entendre aussi au sens le plus littéral : chaque personnage a une aura spirituelle si palpable et déployée qu’elle asphyxie les plus faibles). La passe d’armes évoquée plus haut n’était pas prenante par l’importance qu’elle avait pour les personnages, mais par la focalisation sur un instant, acmé où convergent les deux volontés antagonistes pour exploser et s’évanouir aussitôt. "J’ai gagné !", hurle Ichigo après avoir livré son plus important duel. "Je veux devenir plus fort !", rugit Kenpachi après une défaite. Pure vanité : l’un ne voit plus l’enjeu mais le jeu, l’autre pense déjà au prochain combat. Lequel ne servira qu’à une chose : la jouissance du lecteur. Tout ceci, Shinigamis, Soul Society, est vain, seul importe le spectacle fourni.

Ce principe a une conséquence : il faut relancer l’intensité aussitôt qu’une scène est finie, ce qui entraîne un perpétuel déséquilibre vers l’avant. Le rythme est donc soutenu, voire haletant. Les conséquences de cette fuite sont flagrantes à la fin du cycle : après un dernier combat flamboyant, les diverses lignes de l’intrigue sont dénouées en quelques pages d’un rythme paresseux, comme mises en appendice. La baudruche crève : suite à tant d’éclats, ce brutal apaisement crée un sentiment de vide, qui culmine quand Rukia libérée annonce qu’elle ne reviendra pas sur Terre et qu’Ichigo l’accepte facilement. Ce qui est concevable dans l’histoire paraît absurde après dix tomes dont l’objectif unique et martelé était de la ramener ici-bas. Tout ceci est le signe d’une histoire qui ne va nulle part, prétexte à une succession de moments clos (un combat, puis un combat, puis un combat) ; absence de finalité qui apparaît quand elle n’est plus camouflée et éludée par les effets de style. [5]

Bleach est donc une bien curieuse série. On peut aimer la première partie qui sait donner d’opportuns coups de frein pour installer ambiance et psychologie, ou préférer la seconde, qui au contraire accélère et pousse le principe de vacuité du shônen à un paroxysme jouissif et fascinant difficilement dépassable. On peut aimer le premier Ichigo, de rude aspect mais plein de coeur, ou préférer le second, oublier en se perdant dans les replis de sa cape que tout doit avoir un sens.

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par Baptiste R.
Article mis en ligne le 10 septembre 2006

[1] On retrouve cette qualité dans Hikaru no go : entre des combats palpitants, on y voit une mère s’inquiétant pour son fils qui consacre beaucoup de temps au go, ou un jeune homme qui s’inquiète de ne pas trouver un studio.

[2] Remarquons que la fin de l’arc narratif décrit l’ennemi en chef au point le plus élevé du Soul Society et disparaissant en s’élevant vers les cieux...

[3] Le nombre de fois où il pose torse nu avec ses comparses masculins laisse à penser que les éditeurs ont arrêté de segmenter leur lectorat pour faire voeu d’oecuménisme - les amateurs d’abdominaux ciselés ne s’en plaindront pas.

[4] Hirako et Grand Fisher sont évoqués dès les premiers volumes (et le retour du second est annoncé par un cliffhanger à la fin du tome 3) mais ils réapparaitront seulement dix-huit tomes plus tard, c’est-à-dire après l’arc du Soul Society.

[5] Rappelons un fait qui ne peut qu’influer l’esprit de l’oeuvre : elle paraît hebdomadairement en chapitres de vingt pages.


 Editeur Français : Glénat (15 tomes)
 Editeur Japonais : Shueisha (21 tomes)
 Magazine de prépublication japonais : Weekly shônen jump

Quelques pistes :
 Un article sur le site d’Akata
 Une chronique sur Mangaverse
 Des chroniques par volumes sur Mangavoraces

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