Cinéma · Musique · Littérature · Scènes · Arts plastiques · Alter-art 

accueil > dossiers > Blake et Mortimer

La Marque Jaune

Jacobs passe de l’aventure au mystère avec talent !

Dans Londres nimbée de brume, l’alarme retentit : la couronne impériale a été dérobée. Mais le mystérieux malfaiteur qui sévit au travers des rues sombres de la capitale anglaise ne s’arrête pas là. Ce sont ensuite plusieurs personnalités qui sont enlevées, et toujours la marque du M, inscrit dans un grand cercle jaune, qui reste sur les lieux du crime. Mais l’énigmatique Marque ne s’arrête pas là : il adresse plusieurs menaces inquiétantes à Francis Blake, chargé de résoudre cette affaire. C’est dans le cadre inquiétant et dramatique des docks de Londres que se joue l’épisode clef de ce volume, et où la Marque Jaune commet sa première erreur, qui va inverser le cours de la bataille, qu’elle conduisait pourtant jusque là à son gré. Quelle est donc cette créature aux capacités physiques si exceptionnelles ? Et surtout, d’où lui vient sa machiavélique intelligence, teintée de démence ?


(JPEG)La Marque Jaune se démarque très nettement des épisodes antérieurs de Blake et Mortimer, ou encore de l’Enigme de l’Atlantide, qui la suit immédiatement. Avec richesse et truculence, Jacobs développe là des univers entiers, teintés d’histoire, et du lustre des civilisations. La Marque Jaune se distingue de ces autres volumes ; d’emblée par sa gamme chromatique : Londres est grise, remplie de brume, ou encore noire dans la nuit. La lumière n’apparaît que sous forme de halos indistincts, ou des yeux brillants de la Marque Jaune. Elle est toujours inquiétante, ou presque. Les intérieurs sont baignés d’une clarté ténue, jamais éclaboussés de lumière. Cela s’explique par l’hiver londonien, sans rapport avec les lieux où se situent les autres aventures de Blake et Mortimer : en Arabie, au Proche-Orient ou encore aux Asçores. Cependant, négliger l’importance du décor, et de son éclairage, c’est oublier que Jacobs était homme de scène et de spectacle [1], féru d’histoire, et de costumes de surcroît.

Alors donc que les autres épisodes évoqués de Blake et Mortimer se caractérisent par une structure en parenthèse, hors du monde et du quotien, fenêtre sur l’imaginaire ; La Marque Jaune oriente son regard sur des ambiances et des atmosphères. Elle se focalise sur des figures remarquables, presque des mythes. Non pas ceux de l’Egypte mystérieuse ou de la belle Grèce, mais des figures contemporaines et urbaines. Septimus est le savant fou. Il évolue dans la Londres du mystère, consacrée par la littérature et les légendes urbaines, baignées du brouillard qui remplit les rues humides, où le halo tremblant des réverbères n’est en rien protection contre le danger qui rôde. (JPEG)

La figure du savant fou

Hanté par l’hubris de sa croyance en la toute puissance de ses découvertes scientifiques, Septimus oublie le rôle qui incombe au savant, serviteur du progrès et des hommes. Raillé par sa confrérie, il met son génie au service de sa vengeance, et endosse la sinistre panoplie du savant que la folie guette. Tel Frankenstein qui anime sa créature, il transgresse les interdits moraux les plus sacrés, et manipule l’essence même de la vie. Il fait d’Olrik sa chose, son instrument, et pousse sa folie jusqu’à nier à celui qui est son semblable le statut d’être humain. Il en fait son "Guinea Pig" [2], et lui refuse jusqu’au droit d’avoir un nom bien à lui. Tel l’esclave antique, Olrik se voit dénier toute humanité. Et c’est bien là la folle ambition de Septimus, que de nier à ses semblables leur libre arbitre. Frustré de ne se voir adoubé par ses pairs, il leur retire toute volonté, pour faire d’eux des marionettes. Imprudent manipulateur des êtres, Septimus s’avère au final un anti-Frankenstein. Sa science est aboutie et ne lui échappe pas, et ce n’est pas par maladresse qu’il agit. Il dirige contre ses adversaires un geste sûr, mais à l’inverse de Frankenstein, ce n’est pas la vie qu’il invoque, mais bien des êtres vivants qu’il prive de toute vie authentique.

(JPEG)Petit, au physique ingrat, Septimus est de la race des diables de la bande-dessinée. Génie du mal incarné, comme il se complait à se qualifier, il est hanté par sa folle démesure. Son petit corps s’avère incapable de contenir l’enthousiasme que suscite en lui la pulsion de vengeance, et la fascination qu’il éprouve pour ses propres crimes. Il est représenté bondissant, le fouet à la main, dompteur d’hommes, au figuré comme au signifié. Personnage mobile, torturé, il est rarement calme et mesuré. Et pourtant, il berne son monde, et s’avère sans doute l’un des adversaires du duo britannique les plus proches de la victoire finale.

Finalement, il sera doublé par ce qu’il méprise, et qu’il veut éradiquer. Ce qui est ancré au fond de l’homme, et qu’aucune science ne saurait totalement dominer : l’inconscient, royaume de l’irrationnel. Olrik, au cerveau lavé, devenu le pantin de Septimus, n’est pas moins hanté par les souvenirs de ses aventures passées. Et le traumatisme que lui a infligé sa rencontre avec le cheick Abdel Razek dans la chambre d’Horus [3] est ce qui sauvera Mortimer, et lui permettra de mettre un terme aux projets déments de Septimus. (JPEG)

Londres, théâtre des opérations

Ce savant prend place au coeur d’un décor inquiétant. Londres, ville où s’étendent les ombres, et sur laquelle planent les légendes inquiétantes de grands meurtriers, de bas-fonds grouillants ou encore de crimes si nombreux qu’il fallut leur inventer un détectitve de la trempe de Sherlock Holmes pour les résoudre. Ville du nord, plongée dans l’hiver, Londres est baignée de brouillard, et il y fait plus souvent nuit que jour. Ce dernier, quand il est présent, est blafard. Ce qui surprend, au premier abord, ce sont les couleurs plus ternes, mais également plus denses qu’à l’habitude, utilisées par Jacobs. L’ambiance est toute différente de celle qui accompagnait jusqu’alors les aventures de Blake et Mortimer. Nullement anodin, ce décor révèle le fond de l’oeuvre. Alors que jusqu’ici Jacobs est joueur et s’amuse au fil de ses albums ; ici, il traite de graves affaires. On l’a évoqué, il est question de l’hubris d’un savant de génie, aussi immature qu’un enfant, mille fois plus monstrueux encore que ne l’est sa créature Guinea Pig - qu’on refusera présentement d’appeler Olrik, tant ce dernier n’est plus lui-même à travers elle. Et ce basculement subit, et riche de sens, de l’oeuvre de Jacobs s’accompagne de cette plongée dans Londres et ses obscurités. La narration également se resserre : pour la première fois, l’action ne se déroule que sur un seul album, pourtant pas plus rempli de texte que les précédents (il demeure cependant très écrit, conformément au style de Jacobs). Ce rétrecissement de l’espace transparait dans l’histoire. L’action se fait rare jusqu’à l’emballage final du volume, où au contraire elle se fait loi, presque omniprésente.

(JPEG)La narration est éclatée en trois moments : un premier temps dominé par les exactions perpétrées par la Marque Jaune : vol de la couronne, et enlèvements de Verney, Macomber, Calvin et Septimus ! Ce premier temps est dominé par un point de vue subjectif, qui suit les héros, ne se détachant d’eux qu’à de rares moments. Le passage dans la phase de transition, qui se caractérise par le double échec de la Marque Jaune dans ses offensives contre Blake et Mortimer, s’ouvre par une rupture brutale. La narration, à partir de la vingt-septième planche, s’envole vers les toits de Londres. Et pour la première fois, la Marque Jaune se dévoile. Enfin, le dénouement se joue dans la cache de la Marque Jaune, que l’on découvre à la cinquantième planche, où les rebondissements sont multiples, mais où le mystère vole en éclats, conduisant à une fin aussi brutale que violente.

Londres est surtout mise en scène dans les deux premières parties. La nuit londonienne est le moment durant lequel sont volés la couronne, et enlevés les notables. C’est à nouveau elle qui entoure de son obscurité le dock de Limehouse, où prend place l’acmé du récit : défi de la Marque Jaune à la police. C’est donc le décor du mystère, et du temps de l’incertitude, qu’est cette Londres noyée de brumes. Dès que la véritable nature de Septimus est dévoilée, Londres disparaît, invitée à la dernière partie le temps de quelques vignettes à peine, alors que son atmosphère sombre et inquiétante est la loi des cinquante premières planches. Jacobs a fait de Londres une scène inquiétante, véritablement réussie, et novatrice dans son oeuvre.

A l’hubris préferer le cosmos : apologie d’un ordre retrouvé

La symbolique qui se dégage de La Marque Jaune n’est en rien différente de celle des autres aventures de Blake et Mortimer. C’est celle de l’ordre recouvré, et du retour à la vie quotidienne. Cependant, ce glissement du temps de l’aventure vers le temps du repos s’effectue dans La Marque Jaune par des modalités différentes de celles habituellement présentées :

(JPEG)A la fermeture de la parenthèse, qui permet de renouer soit avec la trame de l’histoire (Le Secret de l’Espadon), soit avec la rationnalité du monde positif (Le mystère de la Grande Pyramide), Jacobs préfère asséner une redoutable leçon de morale. Ou plus exactement, une leçon d’ordre.

Septimus, le savant qui défia Dieu, est puni du châtiment divin. Lui qui se laissa gagner par l’hubris est foudroyé, au sens propre, comme si Zeus en personne s’invitait à Londres. La main qui exerce la punition divine n’est autre qu’Olrik, gagné par une folie furieuse, juste après avor rompu l’emprise que son sinistre maître exerçait sur lui. Le choix de ce personnage pour exécuter cette divine sentence - qui se substitue providentiellement à un éventuel, et dérisoire procès - n’est pas anodin. Olrik est par exellence l’exécuteur de basses oeuvres, d’Ormuz à l’Atlantide, il est généralement commandité, et doit obtempérer aux ordres qu’il reçoit. Ici, possédé de folie, ne devient-il pas l’instrument du dieu vengeur ?

L’image de conclusion se savoure alors sans modération, et contient à elle seule les éléments qui permettent de ranger La Marque Jaune au rang des tragédies classiques. Ce n’est pas en vain que Blake évoque un "coup de théâtre" au moment où se referme l’oeuvre. Et puisque le moteur de l’intrigue fut cet "orgueil démesuré", hubris qui ne dit pas son nom, tout désigne Septimus comme un personnage tragique, rejeté par les siens, incompris, et qui inspire, tout à la fois, terreur par ses actes, et pitié pour sa pathétique destinée ; qualifiée à cet instant par Blake de "tragique".

(JPEG)Alors, pour que plus jamais ne se produise cela, Jacobs réaffirme par la bouche de son héros ses credo habituels : "La Science véritable est au service de l’Humanité [...] et enfin qu’au-dessus de la Science, il y a l’Homme". Mais ce qui est sans doute le plus savoureux, et qui résonne comme une apologie ultime du cosmos que Jacobs défend contre le chaos semé par la Science dévoyée de Septimus, c’est sans doute ce qui suit immédiatement le laïus que l’on vient de citer : "Cela dit, gentelmen, il est minuit : Joyeux Noël à tous !!!"

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 8 août 2004

[1] artiste d’Opéra, Jacobs n’est devenu illustrateur qu’avec la seconde guerre mondiale

[2] petits animaux qui servent de cobaye aux expériences scientifiques

[3] voir Le mystère de la Grande Pyramide


 Auteur : Edgar P. Jacobs
 Editeur : Edition Blake et Mortimer
 Paru en 1956
 Comporte 65 planches en couleur

 Genre : Aventures
 Style : Ligne claire

  La Marque Jaune est le sixième album des aventures de Blake et Mortimer.

imprimer

réagir sur le forum

outils de recherche

en savoir plus sur Artelio

écrire sur le site