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Dragon Head

La peur comme personnage à part entière

Japon, années 90. Un train arrive à proximité d’un tunnel. A l’intérieur, des élèves de Tokyo qui reviennent d’un voyage scolaire a Kyoto, et parmi eux, Teru Aoki. juste avant l’entrée dans le tunnel, Teru aperçoit quelque chose au loin... Soudain, un énorme choc. Le train déraille, et, dans un gigantesque grincement de tôle froissée, percute le mur du tunnel. Trou noir... Quand Teru se réveille, un spectacle de cauchemar l’attend : autour de lui, les cadavres de ses camarades gisent ça et la, le sang couvre le plancher, et le silence n’est troublé que par quelques craquements sinistres... Il se retrouve seul dans un tunnel transformé en tombeau, sans lumière, sans rien...


Dragon Head est l’œuvre la plus aboutie du Japonais Minetaro Mochizuki, et fut longtemps la seule publiée en français [1]. Dans ce manga, 2 lycéens, Teru et Ako vont devoir faire face à un cataclysme énorme qui a dévasté le Japon, fait dérailler leur train et les a enfermé dans un tunnel avec un troisième élève au comportement pour le moins étrange.(JPEG) Mais si la totalité du manga s’avère hautement recommandable, principalement par la tension continue qui se dégage de chaque livre, les deux premiers tomes, qui font l’objet de cet article, se dégagent nettement du reste de l’oeuvre. En effet, Mochizuki signe en environ 450 pages un huis-clos remarquable dans sa construction formelle et sa profondeur. Mais ce qui retient le plus l’attention, c’est le traitement graphique et narratif de la peur, qui contient et dont découlent finalement tous les autres thèmes de l’histoire et l’intrigue elle-même. Les trois lycéens vont être confrontés à l’une des plus anciennes terreurs de l’humanité : la peur de l’obscurité, royaume de tous les monstres que l’esprit humain peut imaginer. Complètement privés de repères, ces adolescents sont des victimes facilement impressionnables et influençables. En réponse à cette peur ancestrale, Teru et Ako vont adopter un comportement ancestral et agir comme une tribu. Mais Nobuo, adolescent complexé et fragile, va s’isoler complètement de ses camarades, et petit à petit, basculera dans une folie mystique, à mesure que la solitude, l’obscurité, la culpabilité, le manque de repères et son imagination le sapent.

une perte complète de repères

(JPEG)La situation dans laquelle Mochizuki plonge ses personnages est radicale et soudaine : en l’espace de quelques minutes, ils passent d’une vie confortable et à l’avenir apparemment sans nuage à une situation digne de leurs pires cauchemars. Enfermés dans le tunnel avec le minimum vital, en compagnie des vestiges de leur ancienne vie sous forme de cadavres, ils vont devoir faire face à une perte complète de leurs repères, que ce soit géographiques, temporels (en partie) ou sociaux.

Un tunnel bouché, c’est l’isolement total, complet. Aucun contact avec l’extérieur, à part à travers des bribes de mots égrenés par une radio grésillante. Bientôt seule la survie et l’adaptation au milieu comptent, et par conséquent la vie à l’extérieur paraît de plus en plus lointaine, jusqu’à revêtir une aura d’irréalité, de rêve lointain. Les trois adolescents ne cherchent pas vraiment à s’enfuir de leur prison de pierre, premièrement parce qu’ils ont des questions plus immédiates à régler, puis parce qu’ils se sentent tellement isolés que l’extérieur devient irréel, lointain.(JPEG) Elle ne fait pas le poids face à la réalité crue du tunnel, à son obscurité insondable, aux cadavres qui peuplent le train à deux pas d’eux. L’extérieur fait littéralement partie d’une autre dimension, incompatible avec les horreurs de ce nouveau monde. De même, le temps dans ce milieu où la nuit règne de manière exclusive devient quelque chose de flou, une vague notion d’un monde révolu sans grande importance dans la situation actuelle. Plus grave encore est la perte de repère social. Les personnages de Mochizuki sont des adolescents. Ils ont l’habitude en cas d’urgence de se référer à une personne représentant l’autorité, que ce soit un professeur, des parents, un policier, ou tout simplement un adulte, et ce d’autant plus que la société japonaise est très hiérarchisée. Livrés à eux-mêmes sans une présence incarnant l’autorité, ils sont perdus, impuissants, nus, d’une certaine manière.

Cette impuissance totale à agir sur des événements qui les dépassent devient un terreau fertile pour la peur. Une peur insidieuse, rampante, d’autant plus terrible et implacable qu’elle est informe, ancestrale et surtout qu’elle prend sa source dans l’imaginaire des adolescents : la peur de l’obscurité, ou plutôt de ce qui peut se cacher dans l’obscurité. A mesure qu’ils réalisent l’ampleur de ce qui leur arrive, leur esprit rationnel est mis à rude épreuve. Leurs certitudes d’avant la catastrophe se craquellent doucement et la crainte d’une chose tapie dans le noir devient à leurs yeux de plus en plus crédible.

Combat entre des résidus d’habitudes modernes et un mode de vie tribal.

Pour combattre cette peur de l’obscurité qui risque de se terminer en folie hystérique, il faut se trouver de nouveaux repères à partir de ceux qui ont disparu, à commencer par la lumière. La moindre source de lumière devient d’une importance énorme pour les rescapés, et aussi une source de tensions entre Teru et Nobuo. Cette tension grandissante entre les deux jeunes hommes, ainsi que la culpabilité de Nobuo (Il se sent coupable d’avoir laissé un de ses camarades mourir dans le train) sera le point de départ d’une scission en deux groupes.(JPEG)

D’un côté, Teru et Ako cherchent de toutes les façons possibles à renouer avec leur mode de vie habituel, tout en s’adaptant tant bien que mal à leur nouveau milieu. Ils se ménagent un "coin à eux" en dehors du train, le plus loin possible des cadavres, et s’entourent d’objets ou de symboles leur rappelant leur vie à l’extérieur (la radio, ou la "fenêtre" peinte sur une paroi du tunnel). Ces tentatives, si elles sont vouées à moyen terme à l’échec, leur permettent de s’adapter de manière moins brusque à leur nouvel environnement. Ils finissent par former une tribu, où Teru joue le rôle du "chasseur/ explorateur", et Ako celui de la personne pragmatique, qui crée et fait respecter les règles de ce "foyer", qui va gérer tout ce qui est besoins de première nécessité (comme celui de se créer un coin toilettes). ils prennent soin l’un de l’autre, parlent... Bref, il leur reste un semblant de vie sociale. Dans le tunnel, une citation de la Politique d’Aristote prend un sens primordial :

"Aussi l’homme est-il un animal civique, plus social que les abeilles et autres animaux qui vivent ensemble. Et la nature, qui ne fait rien en vain, n’a départi qu’à lui seul le don de la parole, qu’il ne faut pas confondre avec les sons de la voix. Ceux-ci ne sont que l’expression de sensations agréables ou désagréables dont les autres animaux sont, comme nous, susceptibles. La nature leur a donné un organe borné à ce seul effet ; mais nous avons de plus, sinon la connaissance développée, au moins tout le sentiment obscur du bien et du mal, de l’utile et du nuisible, du juste et de l’injuste, objets pour la manifestation desquels nous a été principalement accordé l’organe de la parole. C’est ce commerce de la parole qui est le lien de toute société domestique et civile."

Ici, la parole et la vie sociale sont un rempart contre la folie et l’hystérie.

Nobuo, le prédateur

(JPEG) De son côté, Nobuo, isolé par son attitude et celle de Teru et rongé de remords, va illustrer cette autre citation d’Aristote, toujours dans la Politique :

"Celui qui par son naturel, et non par l’effet du hasard, existerait sans aucune patrie, serait un individu détestable, très au-dessus ou très au-dessous de l’homme, selon Homère :

"Un être sans foyer, sans famille et sans lois".

Celui qui serait tel par sa nature ne respirerait que la guerre, n’étant retenu par aucun frein, - et, comme un oiseau de proie, serait toujours prêt à fondre sur les autres"

Même s’il ne choisit pas au début cet état, car il est rejeté par les autres, la terreur et la culpabilité qu’il renferme vont le faire basculer irrémédiablement et embrasser l’obscurité. Il devient petit à petit un prédateur, un animal obéissant à ses instincts.

Nobuo est un "petit chef", Pour lui, le monde idéal est celui où règne une hiérarchie stricte, où il pourra jouer un rôle important. Il a besoin d’une autorité qui le guide et le cautionne, mais qui lui fasse peur aussi. C’est un schéma classique de fascination/crainte révérencieuse, et plus cette autorité est forte et plus il s’enhardit. Ce besoin va se transformer en idolâtrie envers la personne qu’il craignait le plus dans son ancienne vie, pour commencer. Cette personne, un surveillant brutal et impressionnant physiquement appelé "tête de singe" par les élèves, n’est plus qu’un symbole, mais cela suffit un temps à Nobuo, car son apparence physique en fait un objet chargé d’autorité et de puissance .

(JPEG)Les signes extérieurs de force sont très important pour Nobuo, il va donc se "marquer" le corps, à l’aide de produits de maquillage. Ce faisant, il oublie de plus en plus ce qu’il était à l’extérieur, et devient une proie de plus en plus facile pour la peur, pour l’obscurité, et se sent de plus en plus comme leur serviteur. Par conséquent, ses inhibitions disparaissent petit à petit. Pourtant, il craint encore quelque chose, ou plutôt quelqu’un. Nobuo n’est encore qu’un adolescent mal dans sa peau, et les femmes sont pour lui un objet de mystère, et donc de crainte, mêlée de désir. Désir physique, et désir d’asseoir son autorité sur Ako. C’est cette crainte qui le retient de violer Ako, mais en la "peignant" de la même manière qu’il l’a fait pour lui, il en fait symboliquement son objet. Le pas suivant sera franchi quand il reconnaîtra le "maître de l’obscurité", l’entité qu’il a créé inconsciemment de toutes pièces, comme une déité qu’il faut adorer et craindre. Par conséquent, ceux qui contestent et menacent sa grandeur doivent disparaître, sacrifiés sur l’autel de la folie de Nobuo. Par le "sacrifice" de tête de singe, il rompt complètement et définitivement les ponts avec toute vie sociale, et par conséquent avec toute humanité. Il est le prédateur.

Choix graphiques et narratifs : comment montrer une peur invisible ?

C’est la un des grands paris de Dragon Head : faire passer au lecteur la tension des personnages, et lui faire partager leur peur de quelque chose d’indicible de manière visuelle. Minetaro Mochizuki relève le défi de plusieurs façons.

(JPEG)Dragon Head est une œuvre qui joue énormément sur une tension continuelle, très bien illustrée au fil des pages par des personnages constamment stressés : ils sont toujours en sueur, et même s’il fait chaud, ces gouttes symbolisent aussi la peur.(JPEG) Il y a également un gros travail sur les yeux des trois personnages : Alors qu’habituellement dans un manga énormément d’émotions passent par les yeux, Mochizuki nous prend à contre-pied et dessine a ses personnages des regards vagues, vides et hallucinés, cernés par le stress et la fatigue, pour leur donner un côté énigmatique et inquiétant. C’est particulièrement visible chez Nobuo : pour montrer le basculement progressif du garçon vers la folie, l’auteur multiplie les gros plans sur ses yeux, sur sa façon d’éviter les regards des autres et d’épier partout en permanence. Les tics et tremblements des héros sont abondamment montrés au moyen de gros plans sur des parties de leur corps. Mochizuki dirige l’œil du lecteur sur le moindre signe de nervosité ou de peur, et réussit ainsi à lui faire passer une partie de la tension des trois adolescents.

L’obscurité dans Dragon Head est traitée comme un personnage de l’histoire, elle est donc constamment montrée : elle envahit les décors, en général intégralement tramés et nimbés de noir ou de lignes sombres, et s’invite même parfois au tout premier plan, envahissant de nombreuses cases ou des planches complètes. D’ailleurs le livre commence par deux planches intégralement noires, et une troisième où seule un craquement et des clapotis d’eau viennent troubler l’obscurité totale. De cette manière, ce qui se tapit au plus profond de cette obscurité devient presque palpable, et en tout cas complètement crédible.

(JPEG)Mais là où réside la grande originalité du traitement graphique de Dragon Head, c’est dans l’utilisation du son et du silence. Dans le tunnel, le moindre son devient une onomatopée. Enormément de cases sont consacrées à des gros plans de détails du tunnel avec une onomatopée traduisant un son, à tel point que l’on finit presque par entendre ces bruits. Cela vient renforcer l’idée de solitude des survivants, et fait paraître les événements plus réels. Ces craquements, ces grincements sinistres renforcent une réalité crue, alors que le silence la déforme. Le silence est utilisé comme l’obscurité, il s’agit de quelque chose d’insondable et de terrifiant, qui laisse la part belle aux hallucinations et à une tension extrême, et accentue la perte de repères. Dès lors, le moindre craquement brisant ce silence est en même temps déformé, et peut devenir le pas d’une créature monstrueuse, ou pire encore...

Une réussite totale

Rarement un travail sur la peur aura été si bien exécuté en bande dessinée. Les deux premiers tomes de Dragon Head, grâce à une alchimie subtile entre réalisme et folie, calme et tension, lumière et obscurité, bruit et silence, possèdent une capacité d’immersion tout simplement exceptionnelle, et posent des bases d’une solidité sans faille pour les huit tomes suivants. De même que Nobuo et cette entité de l’obscurité survivront dans l’esprit de Teru pendant toutes ses aventures, le souvenir de cet huis-clos presque parfait planera dans la tête du lecteur un long moment après la fin de l’histoire.

par Olivier Tropin
Article mis en ligne le 20 juin 2004

[1] jusqu’à juin 2004 et la publication de La dame de la chambre close, one-shot de 242 pages paru chez Glénat

informations générales

- Dragon head de Minetaro Mochizuki
- genre : seinen
- éditeur : Pika
- nombre de tomes : 10

- nombre de pages : de 187 à 242 pages par volume
- le site de l’éditeur Pika, avec quelques planches en preview pour chaque tome

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