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La Tapisserie de Bayeux

Première bande-dessinée ?

Reconnue comme "la première bande-dessinée", la Tapisserie de Bayeux n’allait pas échapper au scalpel d’Artelio. Souvent commentée, rarement cernée avec précision, cette longue bande de toile demeure encore aujourd’hui tissée de bien des mystères, ce qui l’élève au rang de mythe de notre culture occidentale.


Le 25 décembre 1066, Guillaume le bâtard, duc de Normandie, se fait couronner roi d’Angleterre et, désormais, il sera connu comme Guillaume le conquérant. C’est le dernier acte d’une haut moment historique, où le trône d’Anglterre passe des dynasties saxonnes aux dynasties normandes, ce qui fut l’ammorce de la féodalisation de l’île, suivant le modèle continental.

Une bataille aux contours légendaires

(JPEG)L’épopée de Guillaume le conquérant est bien connue grâce aux travaux des chroniqueurs de l’époque. Les travaux des historiens tendent aujourd’hui à relever plusieurs écarts entre la Tapisserie et la réalité des faits. Il s’agit donc d’une oeuvre de fiction, à vocation historique. L’ambition était sans doute de magnifier le fait d’armes du duc Guillaume, ainsi que l’influence de son frère de lait, l’évêque Odon.

Le motif central de la Tapisserie est la succession du trône d’Angleterre. Pour succéder à Edouard le Confesseur, qui l’emportera de Guillaume le bâtard, duc de Normandie, ou de Harold, chef du parti "saxon". En effet, à la fois par son lignage, et celui de son épouse la reine Mathilde, Guillaume peut prétendre au trône, mais Harold a également des arguments à faire valoir.

Le roi Edouard tranche et désigne Guillaume comme son successeur. Il envoit Harold porter la nouvelle en Normandie. Ce détail donne à l’histoire une saveur et une profondeur bien plus grande que la simple présentation d’une conquête. En effet, en Normandie, Harold prête serment sur les plus saintes reliques de Normandie qu’il préviendra Guillaume à la mort d’Edouard, et le soutiendra en Angleterre. Dès lors, le récit de la Tapisserie est celui d’un parjure, et du jugement de dieu qui s’en suit.

Abordée généralement comme une oeuvre historique, la Tapisserie de Bayeux est construite comme une fiction, autour d’un motif central - le serment - qui permet à l’intrigue de se nouer. Il s’agit aussi d’un ouvrage de propagande, qui vise à légitimer l’accession au trône d’Angleterre de Guillaume. Outre le serment d’Harold et la désignation par Edouard III, les astres se mettent aussi de la partie, annonçant l’arrivée de Guillaume.

(JPEG)Toute la seconde partie de l’histoire met en scène la bataille d’Hastings avec ses rebondissements. En suivant les indications des historiens sur les réels évènements de ce jour d’Octobre 1066, on constate que la Tapisserie les reprend. Mais ce sont surtout les faits héroïques qui sont mis en valeur, comme Guillaume levant son heaume au milieu de la mêlée, ou encore Harold, frappé d’une flêche dans l’oeil.

Symbolisme et richesse picturale

La Tapisserie de Bayeux est un support visuel, destiné à communiquer. En effet, elle était destinée à orner la nef de la cathédrale de Bayeux lors des grandes cérémonies. C’est à l’inventaire du trésor de celle-ci qu’on la retrouve.

Il s’agit donc de proposer une vision à la fois suffisemment riche de la conquête, tout en légitimant celle-ci. Le support est donc celui du symbole, qui met en exergue le choix divin qui élit Guillaume. Les séquences graphiques sont découpées et présentées dans un ordre qui bouleverse parfois la chronologie, mettant en terre Edouard avant même qu’il ne meurre, afin de proposer des mise en écho de différents évènements. Plusieurs schémas proposés dans le musée de la Tapisserie à Bayeux soulignent l’importance de cette composition.

(JPEG)Les frises qui bordent la scène offrent des mélanges d’oiseaux et de scènes de la vie quotidienne. On peut observer des laboureurs, les paysans effectuant les semailles. Ils sont représentés en petite taille, parfois ils sont tournés vers la frise principale, et regardent les personnages de grande taille, qui participent à l’évènement historique.

Avec l’avancée vers la guerre, les frises sont envahies par les cadavres, puis par les dépouilleurs des morts. Le monde végétal disparaît au profit des corps emmêlés. L’approche du combat semble d’ailleurs repousser définitivement le végétal. En effet, durant toute la première partie de la frise, les scènes sont séparées par des arbres, alors qu’avec le combat, ceux-ci disparaissent.

Les modes de représentation varient : les femmes ont la tête couverte d’un voile, et on en croise que trois dans toute la Tapisserie, dominée par le règne masculin. Les Saxons portent la moustache, à l’inverse des Normands. Ceux-ci ont la nuque rasée. Les ecclésiastiques, comme Odon, ont une tonsure. Au combat, l’évêque manie la masse, et non l’épée, afin de respecter l’obligation faite à l’homme de Dieu de ne pas faire couler le sang.

Les scènes révélatrices des faits de l’époque ne sont pas exclues : on montre l’armée qui brûle les maisons qui risquent de gêner les manoeuvres, puis le grand repas d’avant la bataille, où Odon bénit les mets. La construction de la flotte montre que le duché de Normandie n’avait de navires en nombre suffisants. On voit aussi l’embarquement des armes, chevaux et victuailles.

Les protagonistes

D’une part, on trouve le camp saxon, dominé par Harold, accompagné de ses frères - que l’on voit tomber dans la bataille. Il y a aussi l’évêque qui couronne Harold à la mort d’Edouard. Le destin d’Harold est tragique. Au commencement, il est le messager dévoué du vieux roi. Il embarque pour la Normandie, mais des vents le poussent vers les terres picardes. Libéré par Guillaume, il informe celui-ci et prête serment sur les reliques. A cet instant, Guillaume et Harold sont deux compagnons d’armes, et la soeur du premier est promise au second. Tous deux partent en guerre contre le duc Conan de Bretagne, qui est mis en déroute à plusieurs reprises avant de se rendre. Harold s’illustre dans l’expédition en sauvant plusieurs soldats des sables mouvants du mont Saint-Michel. C’est la tentation du pouvoir qui corrompt Harold. Poussé par les conseillers saxons, le brave accepte la courone. Dès lors, il disparaît du premier plan, pour laisser la place aux Normands, ne revennant que pour prendre part à la bataille.

(JPEG)A ce moment, Harold combattait au nord l’insurection de l’un de ses frères, et il laissa beaucoup de forces dans cette bataille. Cependant, ces faits, qui expliquent en grande partie le succès de la bataille d’Hastings, ne sont pas relatés par la Tapisserie, qui se concentre sur le duel entre Normands et Saxons.

Face à lui se trouve Guillaume, figure courageuse et débonaire. Il commence par payer la rançon d’Harold, captif, car celui-ci est son lointain cousin. Puis il lui donne sa soeur en mariage pour sceller leur alliance. Il arme également Harold chevalier. Ce geste est plein d’importance, car il souligne que la trahison d’Harold est d’autant plus terrible que celui-ci trahit l’homme qui l’a élevé au rang de la chevalerie.

Une fois averti de la trahison d’Harold, Guillaume se montre homme d’action et fait construire une flotte. Puis il est le héros au combat, levant son heaume pour montrer à ses hommes qu’il est encore en vie, alors qu’ils le croient mort. Son demi-frère Odon, évêque de Bayeux, est montré comme l’éminence grise de Guillaume, il est celui qui fait procéder aux projets. Pourtant, cet homme montré en bonne place aux côtés de Guillaume, sera plus tard renvoyé de la cour et terminera sa vie en disgrâce.

Le jugement de Dieu

C’est l’objet de la Tapisserie. Conformément aux normes de la justice médiévale, Guillaume réclame ce jugement, car Harold l’a trahi en ne l’appelant pour prendre le trône à la mort d’Edouard. La Tapisserie souligne d’ailleurs que la justice est dans le camp normand, car une croix envoyée par le Pape surmonte la mat de la Mora, le navire de Guillaume.

(JPEG)L’omniprésence des oeuvres divines, de la construction de l’abbaye par Edouard, à l’évêque Odon qui combat aux côtés de Guillaume, est patente. C’est un monde qui est dominé par la religion, et la bataille en participe, malgré l’horreur des hommes qui meurent. On ne peut s’empêcher de lire d’une part la célébration des oeuvres de Dieu, dans les champs labourés, les constructions des hommes, ou encore la nature luxuriante, ordonnée et riche de sens ; et d’autre part l’amertume face au combat, terrible corps à corps, qui se poursuit jusque parmis les cadavres au sol. Il n’y a pas de comdamnation morale de cette guerre, qui a été rendue nécessaire, car les hommes ne se sont pas pliés à l’ordre des choses. La comète qui déchire le ciel illustre que l’ordre du cosmos a été dérangé, et annonce que des événements vont en découler. La guerre comme la beauté du monde participent du même univers, qui est présenté de manière presque neutre. Dans cette posture distanciée, on trouve le regard des moines, en retrait du monde, qui contemplent sa folie, et prient pour le salut des âmes de ceux qui sont perdus dans son tourbillon.

Une bande-dessinée ?

Ce qui différencie la Tapisserie classique de la broderie de Bayeux (car en effet il s’agit bien d’une broderie et non pas d’une Tapisserie), c’est l’existance du texte. Il est en Latin, facile d’accès pour qui sait lire, et explique les événements qui se déroulent tout autour.

Quel est le sens du texte dans une oeuvre qui n’est pas un livre ? La majorité du public n’appartient pas au clergé, et n’a pas le loisir de s’attarder sur les légendes. La compréhension du document doit être simple, sa linéarité, sa symbolique, suffit à le rendre intelligible à tous. Du moins, il est ainsi conçu. Pourtant, il y a le texte, qui s’intercale entre les motifs, comme autant de traces qui viennent griffer la bande de toile.

On peut se demander si les moines n’ont pas vu dans leur broderie l’occasion de mêler à la décoration, le savoir. Ainsi, un ouvrage aisé à déchiffer pour les contemporains de la conquête, ou leurs descendants récents, conservait sa dimension expliquée au travers des siècles.

La Tapisserie se lit comme un long rouleau, d’ailleurs on peut rapprocher sa structure des rouleaux japonais, qui se déroulent et se ré-enroulent au fur et à mesure qu’on les découvre, contemporains. La parenté ne s’arrête pas au mode de lecture, puisque si la Tapisserie de Bayeux est considérée comme l’ancêtre de la Bande-Dessinée, ces rouleaux passent pour les lointains parents du Manga.

Un héritage d’une grande richesse

Oeuvre de fiction, qui conte la déchéance d’Harold et la gloire de Guillaume le bâtard, la Tapisserie de Bayeux s’achoppe sur des faits réels. Cependant, elle est reconstruite de manière à louer le conquérant, et à dénigrer Harold. Ce-dernier cependant est l’homme dans toute sa faillibilité, corrompu par le pouvoir. A l’image des héros de tragédies grecques, il chute pour avoir usurpé la place qui ne lui revenait pas, pour avoir bouleversé le cosmos.

C’est donc une oeuvre morale, qui illustre la dimension corruptrice du pouvoir usurpé : il transforme un vaillant chevalier en parjure, et jette les hommes dans la guerre, infâme boucherie.

Témoignage du passé, la Tapisserie de Bayeux reste une histoire remarquable, avec un scénario construit et intéressant. Elle n’est considérée aujourd’hui que comme un lointain héritage, digne d’estime, mais on oublie trop souvent à quel point elle est passionnante.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 13 mai 2004 (réédition)
Publication originale 4 mars 2004

Quelques indications...

Aller visiter le musée de la Tapisserie

Pour mieux apprécier ce patrimoine : Une étude de l’Université de Rouen sur comment la société médiévale est représentée sur la Tapisserie

Visions secrètes de la Tapisserie de Bayeux, Pierre Villon, éditions de Neustrie, 1987

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