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Genre

Adriana Mater / Empty Moves

C’est l’intérêt d’intituler cette rubrique "Scènes" : les planches sont plurielles, indénombrables et elles accueillent toutes les formes de spectacles vivants. L’occasion pour nous de revenir sur deux événements récents entre danses et opéra contemporains.


Adriana mater

Ce n’est pas tous les jours qu’on assiste à la création d’un opéra contemporain, si bien que l’attente et la curiosité étaient assez grandes. Las ! De Georges Tsypin, la scénographie unique occupe tout l’espace du plateau (un village méditerranéen, entre la blancheur de Profession reporter d’Antonioni et les igloos de l’Israélien Absalon) et loin de faciliter la lecture tout au contraire l’encombre et fait masse, contraignant les chanteurs (quatre personnages en tout et pour tout) à des déplacements égyptiens à l’avant-scène ou bien à des pérégrinations non pas dans le décor mais malgré lui. Ceux qui ont essayé de trouver une trace de mise en scène en ont été pour leurs frais car même l’iconoclaste Peter Sellars ici a buté sur la limite du chanteur d’opéra, toujours prêt à chanter en bougeant à condition d’être immobile et de face, si bien qu’entre le chanteur et l’acteur c’est ce dernier qui renonce.

Le livret d’Amin Maalouf est un mystère parce que devant un thème aussi épais (le viol de la belle jeune fille par le vaurien du village bientôt chef de guerre, le projet parricide de l’enfant déjà adulte, le pardon pour le criminel aveugle devenu prématurément vieillard), il fait table rase de toutes les références possibles (d’Eschyle à Edward Bond par exemple) pour installer une dramaturgie très linéaire et une prose dont la naïveté a fait rire, comme si le souci évident de simplicité (l’universel, rien moins) en gommant les références historiques possibles était inaudible pour le spectateur d’ici et maintenant. "Le sang du monstre coule dans mes veines. Qui est cet être que je nourris ? Mon enfant sera-t-il Caïn ou bien Abel ?" .

(JPEG) La musique accompagne à tel point les événements scéniques que cela peut s’avérer gênant (la scène du viol = staccato + fortissimo), le problème étant qu’entre le livret et la scène il n’y a pas cet écart qui serait celui du spectacle et qui justifie qu’on se déplace pour entendre ou assister à ce qui fait événement. La scène finale du pardon en suspens voit une main tendue dans une pose qui se fige, arrêt sur image, tableau jusqu’au cliché. Acteurs ou chanteurs, dramaturgie ou prose, scénographie ou occupation de l’espace, mise en scène ou parcours du combattant, thème ou idée, le tout aurait pu se tenir à condition qu’il y ait une matière corporelle-textuelle, de l’événement, de la surprise, de l’espace pour la pensée.

Singulièrement, la partie la plus originale de cet opéra fut la dissimulation des quelques quarante choristes et la diffusion de leur travail en direct par haut-parleurs pensés par l’Ircam, alternant nappes sonores et interventions d’une grande précision scénographique. Le public de l’Opéra Bastille applaudit à tout rompre, surtout quand la compositrice Kaija Saariaho en robe rouge vient saluer au milieu de tous les autres protagonistes de noir vêtus...

Adriana mater, Opéra en sept tableaux de Kaija Saariaho

Livret de Amin Maalouf, direction Esa-Pekka Salonen, mise en scène Peter Sellars à l’Opéra Bastille


Empty moves

Comment varier la danse quand le rythme est égal ? Tel semble être le défi de Preljocaj confronté à la bande-son d’une performance de John Cage en 1977.

Ayant découpé de façon aléatoire Du devoir de désobéissance civile de David Thoreau son maître à penser, Cage récite a capella cette recomposition au milieu des cris et de l’exaspération croissante du public. Mais cette voix reconnaissable entre mille (pour les familiers de Roaratorio par exemple) donne une cadence et un amble puissants, offre un cadre métronomique, esthétique et éthique sans pareil en raison de son obstination, de sa lenteur, de son articulation. Les quatre danseurs (en alternance : Natacha Grimaud, Toshiko Oiwa, Harald Krytinar, Yan Giraldou, Isabelle Arnaud, Thomas Michaux, Lorena O’Neill) se présentent parfaitement en accord avec la musique, dans des costumes ironiques (un tee-shirt de Bruce Lee, un autre de San Miguelada, un troisième "Astroborg", le quatrième en petit canard) qui rendent triviale l’idée même de costume.

(JPEG)Le tour de force de Preljocaj consiste à frapper fort d’entrée : souvent dans la danse le trouble vient de la nudité des corps (la puissance est troublante) et les chorégraphes abusent de la symétrie comme s’il s’agissait d’une élévation au carré de cette puissance. Au lieu de cela, Preljocaj déjoue la symétrie dans la chorégraphie au profit de la stéréoscopie et peut-être même de la diplopie : on se frotte les yeux de voir ce que l’on voit. Il invente de nouveaux gestes, des nouveaux rapports entre les corps (des portés avortés, des corps en pont de corde, des piétas inversées - les deux danseurs tiennent les deux danseuses) et c’est le rapport qui fait sens bien plus que le corps en lui-même. Ce qui est élevé au carré, c’est le mouvement lui-même qui prend soin d’utiliser la symétrie pour accéder à une forme supérieure de la quadrature du cercle que Preljocaj déforme en travaillant l’espace du plateau en carré, puis en losange, jusqu’au final d’une ligne égyptienne (les danseurs sont parallèles au fond de scène et on ne les voit que de profil).

Il y a donc un relatif anonymat du danseur dans les chorégraphies de Preljocaj au point que les solos relèvent moins d’une avancée héroïsante que d’une rupture de la symétrie de structure, un isolement, presque une soustraction au groupe, et le "solo négatif" annonce souvent le délitement du groupe lui-même. Le travail sur la symétrie s’achève quand la coupure se fait non plus entre les couples mais entre les sexes - perspective inquiétante parce que sans appel - et si le groupe in fine se reconstitue comme il apparaissait au début (dans un coin du plateau), ce retour à la donne initiale pourrait n’être qu’une illusion relative à la forme du spectacle car de fait et de droit, la bande-son de Cage n’a aucune raison de s’arrêter (l’aléa disparaîtrait alors) et son infinie lenteur renvoie à la dilution du sujet dansant et peut-être même du sujet pensant.

Empty moves par Andrei Preljocaj

Musique de John Cage (Empty words), durée 35’ ; Noces (1989), musique d’Igor Stravinski, deux commandes de la Biennale nationale de danse du Val-de-Marne.

par Dany Nguyen
Article mis en ligne le 26 avril 2006

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