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Blue

Sakka, la nouvelle collection manga de Casterman arrive en France avec des ambitions renouvelées de qualité. Avec comme œuvre fer de lance, Blue, de Kiriko Nananan. Mais passés les slogans publicitaires vantant « Sakka, l’autre manga », que reste-il ?


Cette bande-dessinée d’un tome unique décrit la liaison amoureuse de deux lycéennes, Masami Endo et Kayako Kirishima. Ce récit d’une passion adolescente se révèle être un subtil essai à la dimension double, réflexion sur le temps et sur la relation à l’autre.

On le remarque dès les premières pages, un rythme particulier se dégage de Blue, fait de scènes de flottement où le temps semble suspendu, et d’autres où celui-ci pèse, laborieux, et où une tension, une inquiétude sous-jacente se forme.

L’œuvre est constamment balancée entre ces deux opposés, a-temporalité et temporalité : désir des deux héroïnes d’une idylle éternelle (« Si ça pouvait toujours rester pareil. Exactement comme à cette minute », dit l‘une), et à l’inverse rappels réguliers (cérémonies de fin de trimestre, questionnement sur les études après le lycée) (JPEG)que l’année scolaire s’écoule inexorablement et que cette liaison amoureuse prendra fin.

C’est dans cette optique que la scène ou Kayako coupe les cheveux de Masami prend tout son sens. Cette dernière le voit comme l’expression d’un pacte de fidélité entre elles, et on peut l’interpréter comme une tentative symbolique d’arrêter l’écoulement du temps, représentés par ces cheveux ne cessant de pousser.

Cette prégnance de la dimension temporelle n’est pas anodine, elle participe de la richesse de l’œuvre. En effet, on ne peut réduire celle-ci à la belle description d’une histoire d’amour. Blue est plus subtil, de plus grande ampleur. Si le premier niveau de lecture est de se laisser étourdir par la puissance des émotions captées par l‘auteur, un propos affirmé cohérent se distingue à un examen plus attentif.

Nananan, tout en gardant la relation amoureuse comme nœud de l’histoire, ne l’a pas rendue omniprésente, évitant d’en faire un carcan infertile. Cela facilite une gestion très fine des deux personnages principaux. Leur complexité tient à un élément simple : ils évoluent, ne restent pas figés dans leur psychologie et gagnent en maturité : la première passe d’une passive réserve à un comportement plus affirmé et ouvert, la seconde se trouve un but dans la vie et arrive à dépasser sa douloureuse expérience de l’année précédente. On remarquera d’ailleurs que la métaphore de la chevelure est filée tout au long du manga : on voit les cheveux de Masami repousser peu à peu, montrant que le temps inexorable reprend son cours, que les êtres humains changent fatalement.

(JPEG)

Par ce biais la question du rapport à l’autre est toujours posée en filigrane. L’épanouissement des personnages prend ainsi complètement sens : l’autre, en la personne de Masami, est d’abord vue par Kayako comme un objet d’admiration parfait et hors d’atteinte, sans que se développe une relation de compréhension intime. Même après que les deux se soient rapprochées, Kayako n’éprouve qu’une fascination transie pour l’extériorité de sa comparse : pour son physique, ou ses actes (notamment la perte de virginité, qu’elle accomplit en une tentative de supprimer son impression d’abime entre elles deux). Mais la liaison entre les deux héroïnes évolue, devient plus égale et équilibrée, pour que s’instaure une véritable relation de sympathie. Alors que cet amour avait débuté comme passion incontrôlable et maladroite, il finit plus stable, plus apaisé, chacun ayant compris cet amour, dans ses erreurs, ses limites. Vaine dans son refus du temps, cette passion évolue d’un degré en acceptant que les situations, les gens, changent.

Finalement, autrui, dans sa différence, est vu comme facteur d’enrichissement de soi. C’est par lui que se construisent les personnages, grandissent, comprennent leurs erreurs. C’est manifeste pour Kayako et Kirishima, mais vrai également pour tous, comme Watanabe, qui permet à Kayako de prendre du recul par rapport à elle même et de mieux comprendre son comportement. Kiriko Nananan nous offre dans Blue une réflexion sur la difficulté d’aller vers l’autre, peur qui doit être dépassée pour accéder à l’infinie richesse de (JPEG)l’être humain. L’auteur choisit à ce titre une unité temporelle forte : une année scolaire de terminale (des premiers jours aux derniers), temps des maladresses adolescentes, sur laquelle Kayako porte un regard retrospectif.

La dimension temporelle sert cette réflexion, tantôt distillant une tension au moment de montrer un personnage ecartelé entre sa peur et son envie de l’autre, tantôt introduisant des scènes d’euphorie ou de félicité pour magnifier cet amour entre deux êtres.

Blue n’eut-il été dérangé par une relative tendance à trop user de subtilité dans sa narration, au point de perturber une compréhension fluide et aisée [1], on aurait qualifié avec fougue cette bande dessinée de chef d’œuvre. En l’état, il reste un grand manga, qu’on relira pour mieux en apprécier la trop subtile richesse.

par Baptiste R.
Article mis en ligne le 13 décembre 2004

[1] on peut mettre sur le même plan le défaut du dessin, qui à force d’épurer rend peu identifiables ses protagonistes. On ne conseillera que trop au lecteur de suspendre quelques instants sa lecture des premières pages, afin de faire l’effort de mémoriser les noms et prénoms des quelques personnages, ainsi que la particularité de coiffure de chaque héroïne : frange pour Kayako Kirishima, mèches coupées droites pour Endo Masami.


 Mangaka : Kiriko Nananan
 Traduction : Corinne Quentin
 Adaptation : Atelier Nouvelle Manga
 Éditions : Casterman
 Collection : Sakka
 Magazine de prépublication (Japon) : Comic Are (1996)
 Éditions (Japon) : Magazine House

Le site de Sakka.

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