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Monstres invisibles, de Chuck Palahniuk

Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’un top modèle et d’une machine à écrire

Au royaume de la hype où de l’apparence précède l’essence et où glamour rime avec toujours, nul doute que les icônes de la mode sont des monstres sacrés. Et s’ils étaient des monstres tout court ? C’est ce que nous suggère Monstres invisibles, la dernière satire désenchantée de Chuck Palahniuk. Après avoir sondé les perversions de l’esprit, l’auteur de Choke et de Fight Club dissèque d’une plume aiguisée la perfection plastique des corps.


Mannequin de mode, Shannon, se fait tirer dessus et perd en un éclair son visage, sa beauté, et - ce qui, dans son univers, revient strictement au même - son identité. Débute alors pour cette héroïne gorgée de coke, pyromane de feux de paille et cambrioleuse d’armoires à pharmacie, tour à tour flanquée d’une diva siliconée, d’un ex défoncé et d’un frère transsexuel, une quête aussi absurde qu’effrénée, d’où n’émergera d’ailleurs aucun sens. Personnages fissurés en mal de chirurgie réparatrice : d’injections de silicone en retouches au scalpel, les corps meurtris se recomposent, mais dans le désordre ; et l’on change de nom, de visage ou de sexe, comme un mannequin change de personnage chaque fois qu’il change de vêtement.

Monstres invisibles, c’est donc un peu Fight Club vu de l’intérieur : là où les tendances schizoïdes d’un Tyler Durden s’incarnaient hors de lui et le poussaient à une extériorisation pour le moins spasmodique de ses névroses, toute la violence est ici interne au corps, disséqué, trépané, remodelé, apparemment lisse, intrinsèquement accidenté. Et si comme le disait Valéry, « le plus profond, c’est la peau », c’est que cette peau a une histoire, faite d’accrocs et de raccords.

D’autant qu’à la déconstruction du corps répond la désintégration du récit. Là encore, Chuck Palahniuk emprunte aux revues de mode une esthétique fragmentée, ou le foisonnement étourdissant des images vient saper la linéarité du texte : du coup, ce n’est pas vraiment un roman, mais bien plus une série aléatoire de « sauts à suivre » (la formule, qui introduit chacune des séquences du livre, s’inspire des magazines, quand l’article finit plus loin, perdu dans les publicités), dans le fond comme dans la forme, puisque les innombrables ellipses, apocopes et flash-backs qui criblent la narration ne font que rendre compte des métamorphoses radicales qui ponctuent l’histoire des héros. Au final, c’est d’ailleurs bien la forme qui prime sur le fond, puisque les corps sont aux personnages ce que cette composition parodique est au récit, un packaging volontairement racoleur, qui pousse à consommer.

On croyait tout dit sur le milieu de la mode depuis Glamorama, et on s’était trompé ; affûté au scalpel, Monstres invisibles tient ses promesses ... une bonne opération.

par A. B.
Article mis en ligne le 23 septembre 2004 (réédition)
Publication originale 6 mars 2003

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