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Le Dernier Caravansérail (Odyssées)

La troupe du Théâtre du Soleil reprend aujourd’hui la première partie du Dernier Caravansérail (Odyssées), Le Fleuve cruel, suivie en intégral d’une deuxième partie, Origines et Destins, inédite.


Passer l’enceinte du théâtre d’Ariane Mnouchkine, c’est entrer dans un monde d’art et d’engagement dont on ne ressort jamais indemne. Qu’il s’agisse des Tibétains d’Et soudain des nuits d’éveil ou de la découverte du théâtre nô avec Tambours sur la digue, les précédents spectacles mis en scène par Ariane Mnouchkine et écrits par Hélène Cixous constituaient un dépaysement complet. Le hangar du Théâtre du Soleil, aménagé en grand réfectoire où l’on peut goûter aux spécialités du pays mis en scène, servies par les acteurs, les coulisses placées sous les gradins où l’on peut en découvrir certains se maquillant avec soin, l’univers musical de Jean-Jacques Lemêtre, multi-musicien invraisemblable, dégagent une ambiance agréable, familiale certes, unique surtout.

Le Dernier Caravansérail (Odyssées) s’inscrit pourtant plus que jamais dans la volonté d’engagement d’Ariane Mnouchkine et de ses acteurs. Une fois le spectacle commencé, c’est un vent terrible, une tempête, qui soufflent sur le plateau et qui ne s’arrêtera plus, même une fois le théâtre loin derrière nous. Le Dernier Caravansérail (Odyssées) n’est pas un "spectacle". C’est un moment de vérité, de cruauté sur ce qu’est le monde aujourd’hui. Un regard sur l’Afghanistan, l’Australie, la Chine mais aussi sur la France. La compagnie du Théâtre du Soleil gonflée de tous ses voyages, nous ramène un concentré de douleurs, d’incompréhension et de volonté de vivre libre envers et contre tout. Une voix-off nous présente la lecture d’une lettre, dans une langue chantante et chargée de tristesse. On sent déjà l’éloignement terrible d’une réfugiée des êtres qu’elle aime. Le ton est donné.

(JPEG)Le spectacle se déroule en tableaux successifs alternativement en Afghanistan, en Iran, à Sangatte, à Calais, à Moscou, en Afrique, en Australie... Les acteurs se déplacent sur des palettes à roulettes poussées par des hommes, ils ne touchent jamais le sol. De même les baraques, casernes, grilles, arbres sont surélevés. Le plateau d’abord envahi par une tempête rugissante semble tout à coup vide. Ce n’est que pour s’emplir peu à peu d’une tension concentrique, augmentée par la rapidité de déplacement dans "l’immobilisme" des acteurs poussés de façon presque surnaturelle jusqu’au lieu de l’action. Ce système, qui surprend tout d’abord, dans un théâtre occidental, prend tout son sens avec l’intensification du déroulement des tableaux. Les corps volent presque, s’imposent de toute leur hauteur sur la musique de Jean-Jacques Lemêtre.

Les tableaux successifs des camps de réfugiés, jamais voyeurs mais toujours très explicites quant à l’oppression généralisée, se rejoignent peu à peu. Les histoires se déroulent selon un lien subtile. Au spectateur de raccrocher la fuite d’une jeune fille russe du camp de Sangatte à la vision d’une prostituée privée de papiers d’identité à Calais...

La douleur se fait à tel point présente que, lorsque le spectacle s’achève, on en vient à applaudir ces acteurs que l’on a suivis, écoutés, pour lesquels on a frémi durant deux heures malgré un barrage linguistique volontaire (relayé par des sous-titres), comme si eux seuls étaient révélateurs de la vérité. Comme s’ils n’avaient pas joué des rôles mais avaient vécu leur histoire devant nous. Réaction étrange, qui provoque un certain malaise.

(JPEG)On les applaudit en effet pour leur jeu, mais aussi et surtout pour leur prise de parole. Pour être venus nous faire part de la souffrance que la plupart d’entre eux ont réellement connue et connaissent encore. Pour cette réalité qu’ils viennent nous placer sous les yeux et dont on ne peut plus se défaire. Aussi pour nous avoir fait découvrir un monde nouveau : des paroles jetées sur l’écran, lourdes de sens et de regret sur l’ancien Afghanistan, des poésies persanes dites, chantées. C’est un monde de cultures, de vies, d’horreurs mais aussi d’espoirs qui s’ouvre à nous. L’espoir est incarné sur le plateau par ces hommes et ces femmes venus nous parler, nous jouer des "odyssées" de réfugiés qu’ils connaissent trop.

Ce long périple autour du monde, cette connaissance que la compagnie nous rapporte, enrichie de toute l’humanité qu’elle a côtoyée dans des situations inhumaines, est la preuve que le théâtre est un lieu d’action, d’engagement, de prise de parole aujourd’hui encore. A ceux qui n’y auront vu qu’un spectacle, le travail artistique, est esthétiquement magnifique ; pour les autres, la brèche ouverte par la prise de conscience de l’univers du réfugié si mal connu, ne pourra se refermer. C’est en cela une véritable victoire du théâtre sur la réalité.

Qu’est-ce qu’aimer ?

C’est renoncer à soi.

C’est révéler sans mots

le secret des deux mondes

C’est, comme le papillon

face au feu de l’amour,

Exprimer son état manifeste

A travers un geste secret.

Poème d’Attar, poète mystique du XII-XIIIe siècle.

par Pauline Beaulieu
Article mis en ligne le 2 septembre 2005 (réédition)
Publication originale 24 mai 2003

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