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Esther Kahn

Esther Kahn est l’histoire de ce cheminement difficile pour qu’Esther devienne humaine, pour qu’Esther devienne actrice, pour qu’Esther devienne "une femme, quand même". Esther est une enfant sauvage, une jeune fille enfermée en elle-même et qui en sort à vingt ans, avec toute la violence que cela peut supposer. Injustement oublié à Cannes, ce nouveau film d’Arnaud Desplechin est à la mesure de son talent. Il prouve une fois encore que, quel que soit le genre abordé (film d’espionnage, film nombriliste parisien ou film d’époque), il sait s’emparer d’un sujet et le faire sien avec une rigueur et une émotion incomparable. Esther Kahn est de ces films qui s’emparent de vous contre votre gré et qui s’impriment au plus profond de votre mémoire, comme une petite mélodie lancinante, comme une cicatrice.


Desplechin le signale tout de suite, Esther Kahn est une enfant sauvage, presque un animal. Elle s’exprime peu et quand elle le fait c’est souvent avec violence. Elle vit selon son instinct. Nulle part elle n’est vraiment acceptée : elle fait peur. Esther est une enfant puis une jeune fille obstinée, têtue comme le sont souvent les personnages de Desplechin : ils ont une idée fixe, une idée tellement fixe qu’elle les tient tout entier jusqu’à les engloutir par moments. Esther, elle, c’est le théâtre. Pourtant elle ne lit pas, elle ne rêve pas, elle ne parle pas. Mais elle veut être actrice. Ce choix est d’autant plus frappant qu’Esther est brute, sans aucune finesse apparente alors que le théâtre représente le sommet de la civilisation et de la culture.

(JPEG)Esther n’est pas un personnage auquel on peut s’identifier facilement. On ne parvient pas à l’aimer. Et pour cause, elle semble ne ressentir strictement rien. Derrière ses yeux inexpressifs ("ma fille aux yeux de génisse" lui dit son père), on ne voit rien. Rien d’autre que son idée fixe. Esther est inhumaine. Elle appartient à un autre monde que celui des vivants. Elle s’acharne. Après quelques figurations, elle rencontre Nathan, un vieil acteur qui lui propose de lui donner des cours. Mais Nathan sait que si Esther peut être une bonne actrice, il lui manque toutefois l’essentiel : un coeur. Il la pousse alors à chercher l’amour. Et Esther suit ses conseils avec une application toute scolaire : elle fait la liste des hommes de son entourage !

Mais elle ne change pas. "Je ne joue pas mieux" avoue-t-elle. Tout semble perdu alors même qu’elle doit jouer son premier grand rôle dans une pièce d’Ibsen. Et c’est là que tout éclate, que tout se brise : son amant la quitte. Elle croit devenir folle. Pour la première fois, elle ressent quelque chose. La souffrance d’Esther est si forte qu’elle se frappe le visage, qu’elle se mutile, qu’elle refuse de monter en scène. Elle est comme un animal pris au piège qui se débat sans se soucier qu’il se blesse. Car Desplechin ne conçoit pas la vie en dehors d’une certaine souffrance. Rien n’est jamais donné dans ses films. Paradoxalement, la douleur d’Esther est vécue comme un soulagement pour le spectateur : la jeune femme rentre dans l’humanité. Le film, dès cet instant, se libère de cette tension insoutenable qui y régnait. Les barrières sautent, nous sommes devenus Esther et nous souffrons comme elle.

(JPEG)Desplechin sait donner de l’espace à ses acteurs tout en exigeant d’eux une retenue rare. La lumière - signée Eric Gauthier - est aux antipodes de ce qu’on pourrait attendre d’un film en costumes : il n’y a rien de chatoyant ; tout est dans le clair-obscur. Une lumière sombre comme les ruelles de Londres mais qui se sait se faire caressante sur le visage en devenir d’Esther. On en oublierait presque que ce film est une adaptation tant il semble proche de son auteur. Il n’y a rien de littéraire dans Esther, si ce n’est cette voix off : mais alors qu’elle était envahissante dans Comment je me suis disputé, elle s’efface ici. Summer Phoenix crève l’écran et aucun de ses compagnons de scène n’est délaissé (Ian Holm en acteur vieillisssant est extraordinaire ; Lazlo Szabo, même peu présent, campe un père émouvant). Desplechin est un cinéaste qui ne renie par ses références, ses filiations : Truffaut, Hitchcock et Bergman ici.

Certes, le dernier film de Desplechin n’est pas un film facile. Mais Desplechin a-t-il jamais été facile ? Quand on l’aime, on oublie à quel point ses récits et ses images déstabilisent au premier abord. En tant que metteur en scène, il refuse de placer le spectateur dans une ambiance confortable et complaisante. Il faut se battre, il faut souffrir comme le font ses personnages. Desplechin veut nous faire suivre le chemin d’Esther. L’aimer c’est en passer par l’indifférence, le rejet, le dégoût. Il faut s’accrocher à elle, comme elle s’accroche au théâtre. Esther - comme avant Mathias et Paul Dedalus - est l’image même de l’obstination du réalisateur. Mais si Esther Kahn est un film qui exige, c’est aussi un film qui donne. Beaucoup.

par Clémence Parente
Article mis en ligne le 12 août 2004 (réédition)
Publication originale 4 octobre 2000

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