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Un homme est un homme, de Bertolt Brecht

Au milieu de la vaste scène du théâtre de Gennevilliers tournent quatre chiffres immenses en bois laqué, entrelacés, et qui, assemblés, donnent l’année de l’action : 1925. C’est l’année de la guerre tibétaine, c’est l’année à laquelle Brecht fait se jouer le destin de Galy Gay, le porteur candide.


(JPEG)Galy Gay, sortant de chez lui pour acheter un poisson au marché, est alpagué par trois militaires pour remplacer le quatrième homme de leur équipe. D’abord réticent, Galy Gay va peu à peu, et par à-coups, changer d’identité et de caractère, du tout au tout. En lui faisant acheter puis revendre un faux éléphant, en le condamnant au peloton d’exécution, en lui jetant dans les bras de la veuve Begbick propriétaire d’une taverne... De ce rôle, Denis Lavant nous donne une interprétation très énergique, et en dialogue constant avec le public.
La scénographie réduit le décor et les costumes à une symbolique très sobre. Les quatre chiffres en plans inclinés servent tout à la fois de maison bourgeoise, de caserne, de taverne, de train, de muraille. A chaque acte, toute l’armée chante un magnifique « Un homme est un homme » en chœur, et enlève des pièces de bois pour faire apparaître l’armature métallique des années. Sous les apparences, chaque élément est constitué suivant le même schéma.

Ces éléments participent à concentrer l’attention sur les moindres détails du jeu des acteurs et du texte. Et on prend plaisir à découvrir par quel biais Galy Gay se sort des contradictions auxquelles les militaires le poussent, de quelle façon Bloody Five (interprété avec une composition vocale inoubliable par Pascal Bongard), la figure antithétique de Galy Gay, se fait également manipuler et humilier par Begbick. À l’exception de la femme de Galy Gay (d’ailleurs interprétée par un homme, Damien Witecka), la veuve Begbick est la seule figure féminine de la pièce. Elle en est aussi le contre-point moral, l’élément neutre qui, au milieu de la pièce, vient nous lire un extrait d’une lettre de 1928 de Brecht à Engel, concernant les idéaux des régimes totalitaires : "Si l’homme des masses est un mythe, nous nous en tenons à ce mythe. Il n’y a alors pas d’individu qui reproduise l’humanité. Il n’y a alors pas de totalité pour cet individu, mais seulement pour l’homme des masses. (...) Le sentiment de bonheur ne pourrait se manifester que dans la masse, la masse serait donc nécessaire, l’individu pourrait donc sans dommage pousser son individualisation jusqu’à l’extrême."

Sobel aborde très justement la question de l’actualité de Brecht en présentant dans le programme du spectacle une phrase type « profession de foi » du baron du Medef : "Nous entrons dans un modèle d’organisation sociale marqué par une individualisation de plus en plus forte. Le temps des grandes réglementations s’appliquant à des millions de salariés est révolu. Notre demande fondamentale, c’est la liberté de négocier son temps de travail, individuel ou collectif, au niveau de l’entreprise."

En 1925, ce qui posait problème à l’auteur, c’était l’évolution de l’homme, évolution qu’il considérait comme une valeur positive pour l’humanité, mais qui est aussi l’évolution d’un innocent en machine de guerre. Le conditionnel de Brecht sur l’absence de dommage d’une "individualisation jusqu’à l’extrême" est aujourd’hui un présent pour le patron des patrons, dans un régime dit démocratique. Aujourd’hui la guerre mondiale n’est plus géopolitique, elle est économique, mais la question reste la même. Comment concilier cette faculté de changement censée grandir l’homme et son utilisation dans la société de masse ? L’homme de théâtre n’a pas de théorie établie, pas de réponse toute faite. À 26 ans, l’idée portée par Galy Gay n’en est qu’une ébauche. Les conditions de son illustration sont conjoncturelles, il s’agit du Tibet, mais dix ans plus tard les pièces de Brecht se situant en Europe continueront de parler de ce thème. Lorsque Brecht se trouvera confronté à l’ambivalence du message d’Un homme est un homme, il n’arrivera pas à dissocier sa vision positive du progrès individuel et celle en demi-teinte du progrès de la société.

La transformation de Galy Gay touche aujourd’hui avec une intensité nouvelle. Car sa résistance au changement est presque naturelle, innée, car son adaptation passe par des moments de violence extrême, lorsqu’il est menacé de mort, lorsqu’il assiste à l’automutilation de Bloody Five. Ses moments de doute nous renvoient à la précarité et l’insécurité que la société actuelle a amplifiées et concentrées au sein du monde du travail, de plus en plus médiatisé et identitaire.

par Maxime David
Article mis en ligne le 1er novembre 2004

Informations pratiques :
- pièce : Un homme est un homme
- auteur : Bertolt Bretch
- lieu : théâtre de Gennevilliers

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