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Irréversible

L’ambiguïté de son Seul contre tous avait déjà largement divisé les critiques, Irréversible enfonce le clou. Gaspard Noé, à la fois virtuose et bestial, veut nous en mettre plein la gueule. Esbrouffe anecdotique ou fulgurante provocation ?


(JPEG)On a beaucoup glosé sur le nouveau film de Gaspard Noé, drame violent à la limite de l’expérimental, composé de douze plans-séquences montés à rebours, à la manière du Mémento de Christopher Nolan. Mettons les choses au point : deux scènes sont très violentes, c’est un fait, mais pas forcément plus que ce qu’on a pu voir ailleurs (dans le Fight Club de David Fincher par exemple). Si le but était de "choquer pour choquer", le résultat n’est donc pas une pleine réussite ; on a déjà vu beaucoup plus subversif et intéressant ailleurs.

Autre point important, Irréversible n’a rien d’un film aimable. Gaspard Noé ne fait aucune concession au spectacle. Il n’a rien à faire des conventions et règles de bonne conduite cinématographique en vigueur dans le milieu. Son film fait preuve d’un jusqu’au-boutisme étonnant, qui force le respect et rend tout à la fois l’ensemble criticable. Il y a quelque chose de profondément irritant dans le décalage qui peut exister entre l’ambition affichée par le réalisateur, qui se poserait presque comme un équivalent de Kubrick (dans le film, on distingue des affiches de 2001, l’odyssée de l’espace, et Beethoven - qu’on se rappelle Orange mécanique ! - orne la bande-son), et les faiblesses d’une oeuvre manquant de subtilité. Ce que Noé a néanmoins su reproduire de son maître, c’est cette volonté de faire d’un long-métrage une expérience visuelle forte, marquante et peu commune. A ce niveau-là, Irréversible pourrait à peu près se rapprocher d’une réussite.

(JPEG)Le film est un fait divers. Marcus (Vincent Cassel) et Alex (Monica Belluci) sortent en soirée avec de leurs amis Pierre (Albert Dupontel), qui est aussi l’ex de celle-ci. Après une légère dispute dans le couple, la jeune femme décide de rentrer seule à la maison. Sur le chemin, dans un passage souterrain, elle se fait violer et tabasser. Les deux hommes décident de se venger. Si l’histoire est assez simple, son traitement est très sophistiqué. Le film a apparemment été tourné en DV, ce qui permet ces si longs plans-séquences et une mobilité vertigineuse de la caméra, à donner le tournis. Les éclairages restent néanmoins très soignés, et la mise en scène très stylisée.

Le film tire aussi une grande force de son schéma narratif. L’idée de ce retour en arrière nous fait passer d’un désordre infernal au paradis perdu. Gaspard Noé a totalement adapté sa mise en scène à ce schéma. Au départ, la caméra bouge dans tous les sens, ne se fixe jamais, nécessitant un petit temps d’adaptation pour un spectateur peu habitué à ces mouvements constamment tournoyants. Ce "désagrément" se poursuit lors du second plan-séquence, durant lequel on ne distingue quasiment rien pendant plusieurs minutes, du fait de l’obscurité ambiante. Peu à peu, néanmoins, les choses se mettent en place, la caméra commence à se poser et l’histoire se clarifie. Ce retour en arrière, quête d’un amour originel, est aussi l’histoire de la naissance d’un film, qui se met vraiment à vivre sous nos yeux en progressant. Il faut vraiment attendre la fin pour que Gaspard Noé laisse tomber ce manièrisme tournant un peu à vide (même s’il le justifie en en faisant la représentation de l’état mental des protagonistes).

(JPEG)Irréversible s’ouvre sur un univers incompréhensible et froid avec lequel on ne peut s’empêcher de garder une certaine distance, comme dans ce "fameux" long plan-séquence de neuf minutes sur le viol d’Alex, filmé en plan fixe, alors que c’est la première fois qu’on voit l’actrice réellement à l’écran. Peu à peu les personnages prennent donc forme et retrouvent leur humanité. Les trois interprètes, qui offrent tous ici de belles performances, donnent enfin chair au film, qui peut alors décoller. D’une scène à l’autre, Vincent Cassel et Albert Dupontel passent d’une pure folie animale, d’une énergie brute à la calme trivialité du quotidien. Si Gaspard Noé n’est pas très doué pour choquer ou pour les grands discours, il arrive dans ces dernières scènes à imposer un regard très humain sur son matériau, fait d’un mélange de trivialité et de malice. C’est finalement dans ces scènes quotidiennes purement descriptives qu’il semble le plus à l’aise. Sa capacité à passer de l’horreur absolue d’un plan-séquence représentant à lui seul une vraie expérience de la durée à un ton léger et jubilatoire est parfaitement impressionnant, comme si tout se vivait dans la scène présente, que chaque morceau ne parvenait pas à imprégner notre vision des autres. Gaspard Noé montre ainsi la réalité complexe de l’homme capable de basculer d’un moment à l’autre de la civilisation à la barbarie. Son regard est gênant et intéressant car il ne juge pas, il montre, c’est tout. Irréversible est donc un film froid, irritant, violent, mais aussi capable d’une grande douceur et d’une vraie pertinence à certains moments.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 13 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 25 mai 2002

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