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In the cut, de Jane Campion

Avec In the cut, Jane Campion renouvelle brillamment avec le cinéma américain névrosé des années 1970. Un film à l’encontre de la machine à rêve hollywoodienne dans lequel Meg Ryan trouve certainement son plus beau rôle à ce jour. Elle y joue une jeune professeur brusquement confrontée à ses désirs les plus refoulés. Troublant.


- Knowing don’t mean anything. - Doesn’t mean anything.

(JPEG) Frannie Avery (Meg Ryan) est passionnée de littérature. Enseignante dans un lycée populaire de New York, elle vit pour et par les mots. Une vie par procuration. Elle travaille sur un livre sur l’argot afro-américain, parle peu mais avec précision, reprend ses interlocuteurs s’ils font des fautes. Quand elle a un problème, elle se replonge dans la poésie pour trouver des réponses à ses questions. Elle affectionne particulièrement les courtes citations placées dans le métro. Cet univers est pour elle très rassurant. Tout y est très sûr. Quand on apprend à les connaître, les mots ne trichent pas. Dans chaque contexte, chacun a un sens bien défini. Le langage présente un ensemble de signes qu’il lui est facile de décoder. Le problème de Frannie est l’écart qui peut exister entre cet imaginaire et le monde réel. L’humain ne fonctionne pas comme le langage. Il est complexe, contradictoire, en un sens décevant. In the cut en est la parfaite démonstration. Le film fonctionne entièrement sur un principe de confusion à la fois des identités, des personnalités et des images. Dès la première scène, un décalage imperceptible se met en place. On aperçoit une jeune femme blonde (qui se révèlera être quelques minutes plus tard Pauline (Jennifer Jason Leigh) la demi-sœur de Frannie) dans un jardin sous une pluie de pétales. La scène est filmée de manière onirique. Suit un plan de Frannie couchée sur son lit face à la fenêtre puis un rêve en noir et blanc de ses deux parents faisant du patin sous la neige. A son réveil, Pauline parle à sa sœur de la pluie de pétales. Celle-ci lui répond approximativement : "Je l’ai vue. Je pensais que c’était un rêve et de la neige." Qu’a réellement vu Frannie la pluie de pétales ou ses parents ? Parle-t-elle de la même chose que sa demi-sœur ? Réalité et rêve s’entremêlent dans sa tête de manière indifférenciée. Cette confusion d’abord propre au personnage principal va progressivement vampiriser tout le film. La narration d’In the cut est comme sortie toute entière de la psyché de son personnage principal. De manière symbolique, la fiction s’arrêtera dans un phare, un lieu qui désigne également le titre du roman de Virginia Woolf que la professeur enseigne à ses élèves.

(JPEG) Cette vampirisation du film par l’univers mental de Frannie se fait de manière très progressive. Le processus prend d’abord la forme de rêves et de fantasmes qui viennent troubler les partis pris réalistes de Jane Campion. Entièrement tourné à New York, In the cut fuit l’artifice. Les effets de réels montrent ainsi un commissariat plein de fuites d’eau dans lesquels les flics se vannent entre eux. Meg Ryan est très loin des rôles de comédies romantiques dans lesquels on a l’habitude de la voir. Les personnages parlent de manière crue à la fois de violence et de sexualité. Jane Campion filme de vrais corps. Frannie, d’abord un peu coincée à la manière des personnages qu’interprétait Diane Keaton chez Woody Allen, apprend progressivement à se mettre en valeur. Le personnage est entier. On la voit se masturber, se saouler quand les choses ne vont pas. Le réalisme est néanmoins progressivement contaminé par la paranoïa du personnage autour d’une affaire d’assassinats. Faux thriller, In the cut mêle Frannie à une enquête sur les agissements d’un tueur en série qui rode dans son quartier. Elle se trouvait dans le même bar qu’une des victimes le jour d’un des meurtres. Elle aurait donc pu voir un détail qui permettrait à la police de retrouver le meurtrier. Or, cet après-midi-là, Frannie, en cherchant les toilettes, avait assisté à un spectacle inhabituel. La future victime du soir pratiquait une fellation à un homme dans la pénombre d’une cave. Seul signe particulier de l’individu : un tatouage au poignet.

(JPEG) Cette scène s’accompagne ensuite d’un délire interprétatif. Persuadée par l’insistance du détective Malloy (Mark Ruffalo) avec qui elle entame une liaison et à la suite d’une banale agression subie un soir dans la rue que son témoignage est capital, Frannie puis le film lui-même mettent en place tout un système de filtres devant permettre de retrouver l’assassin. Chaque phrase ou comportement d’un des personnages masculins évoluant autour d’elle sont considérés par la jeune femme et le spectateur comme une pièce à charge démontrant leur potentielle culpabilité. Comme le langage, le monde devient alors pour Frannie un ensemble de signes à décoder. Devant un lac isolé où se trouvent des sacs pleins d’ordure, elle voit le parfait endroit pour se débarrasser de cadavres. L’intérêt de son élève Cornelius Webb pour un tueur en série, les sautes d’humeur de son prétendant John Graham (Kevin Bacon) prêt à décapiter son chien (le tueur en série démembre ses victimes) parce que celle-ci ne veut pas s’occuper de lui et surtout le tatouage de Malloy semblable à celui de l’homme de la cave mettent en place un système complexe d’accusation. Les trois hommes deviennent à nos yeux des tueurs en série en puissance. Il faut comprendre par extension chacun de nous. Le film bascule totalement dans la névrose de Frannie après l’assassinat de sa demi-sœur Pauline délaissant totalement le réalisme du début. New York s’efface au profit d’intérieurs angoissant et ensanglantés. Seulement, la grille de lecture de la jeune femme est faussée. Là, où elle voit mensonge et tromperie, chacun des autres personnages se délivre avec spontanéité. Là, où elle voit l’unique existe le multiple. Rien n’est aussi simple qu’il parait être.

(JPEG) Sexe et meurtres, ce sont tous les désirs refoulés de Frannie qui refont ainsi brutalement surface. Pauline puis Malloy lui apprennent progressivement à les écouter, les contrôler puis les exprimer. Attachant l’inspecteur pour lui faire l’amour, elle prend pour la première fois le contrôle de la relation. Elle exprime enfin face à l’autre et non plus dans l’isolement de sa chambre ses désirs qui jusqu’ici l’effrayaient. Redécouverte du corps, mais aussi du pouvoir des armes, In the cut s’apparente presque à un film d’initiation. Une femme quitte le monde imaginaire de connaissances dans lequel elle s’était enfermée pour se réconcilier avec la vie. Un apprentissage douloureux puisqu’il passe par l’acceptation du risque, du doute et de la complexité des êtres. Une vision du monde que retranscrit parfaitement la mise en scène de Jane Campion avec son goût des éclairages sombres, son travail sur le flou, l’utilisation du titre Qué serà, serà et son attention portée d’abord au seul visage de Frannie puis à son corps. La professeur se détache ainsi de sa vision idéalisée du couple transmise par sa mère qui racontait que son père avait quitté sa fiancée et l’avait demandée en mariage moins d’une demi-heure après leur première rencontre. Elle accepte le nécessaire côté bancal de la construction d’une vraie relation avec Malloy. Sa paranoïa était peut-être pour elle un dernier recours pour ne pas s’engager avec lui. In the cut raconte la violence du désir qui harcèle les êtres et les emmène parfois au bord de la folie. Membres de familles recomposées, les personnages du film sont symboliquement aussi désarticulés que les victimes du tueur en série. Jane Campion rappelle au passage les dangers d’une entreprise de simplification et d’idéalisation de l’amour et de l’humain très en vogue à Hollywood. Frustration, solitude, violence. In the cut nous interroge : quel prix devrons nous payer pour nos rêves ?

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 21 décembre 2004 (réédition)
Publication originale 30 décembre 2003

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