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Ken Park, de Larry Clark

Après les chocs Kids et Bully, sortie du quatrième long-métrage de Larry Clark, un des cinéastes américains les plus importants et influents de la décennie 90. Ken Park nous ouvre les portes sur le quotidien de quatre adolescents d’une banlieue de Californie. Choquant, drôle, violent, émouvant et tendre, le film surprend par une luminosité assez surprenante de la part d’un réalisateur plutôt habitué aux tons très sombres.


En allant voir Ken Park, les connaisseurs du cinéma de Larry Clark pensaient sûrement se retrouver en territoire connu. Kids et Bully contenaient déjà leur lot d’adolescents tellement déboussolés qu’ils ne se rendaient même plus compte de la gravité de leurs actes. Le cinéaste se démarquait par l’écart entre la générosité mêlée de compassion de son regard sur ce qu’il filmait et le comportement autodestructeur de ses personnages, menant inexorablement ces derniers à leur perte. Kids et Bully, et dans une moindre mesure Another day in paradise, faisaient figure d’électrochocs pour un spectateur impuissant face à la tragédie qui se déroulait devant ses yeux.

(JPEG)Les premières minutes de Ken Park nous ramènent directement à cet univers. Un jeune adolescent y fait du skate au son d’un groupe de rock garage californien, dans les rues d’une banlieue tout ce qu’il y a de plus banale. Arrivé sur une grande aire de jeu, il s’arrête, s’assoie, ouvre son sac, en sort une caméra qu’il enclenche et cadre sur lui-même, prend une arme qu’il pointe sur sa tempe et s’explose la cervelle. Son nom était Ken Park. On ne saura pas grand-chose de plus de lui.

Passé ce premier épisode tragique qui pèse de tout son poids sur l’atmosphère du film, Ken Park dépeint en quelques vignettes la vie d’un petit groupe de quatre adolescents de la même banlieue où vivait le personnage éponyme. Si Kids et Bully étaient portés par des scénarios à la très forte dramaturgie (une journée dans la vie deux adolescents new-yorkais qui doivent annoncer à un de leurs amis sa séropositivité pour le premier, l’organisation et la mise en œuvre d’un plan d’assassinat pour le second), ici l’histoire prend l’aspect d’une chronique du quotidien. Les adolescents évoluent, la plupart du temps, chacun à part dans leurs cellules familiales, le film passant simplement de l’une à l’autre.

(JPEG)Le quotidien d’une famille américaine chez Larry Clark n’a pourtant rien de banal. Ken Park est simplement l’extension à de nouvelles sphères d’un univers et d’une méthode déjà existante. D’un monde uniquement peuplé d’adolescents, on intègre ici les adultes. D’un univers principalement marqué par la violence et le drame, on intègre du rire et de la douceur. Ce principe d’ouverture vaut même pour le générique puisque Ken Park n’est pas le fait du seul Larry Clark. Le projet est co-signé par son directeur de la photographie Ed Lachman, qui a travaillé sur certains des projets les plus passionnants du cinéma américain des années 90 (L’Anglais et Erin Brokovich de Steven Soderbergh, Virgin Suicides de Sofia Coppola et Loin du paradis de Todd Haynes), sans que l’on sache vraiment comment les rôles étaient répartis entre les deux hommes. Cette association, à laquelle il faut aussi ajouter l’aide d’Harmony Korine au scénario, débouche sur un élargissement de la palette du cinéma de l’auteur Clark et une volonté très impressionnante de la part des trois hommes d’exploser tous les possibles tabous de la société américaine, aussi bien sur la forme que dans le fond. Le cinéaste n’a jamais été aussi explicite dans sa manière de filmer l’acte sexuel de ses adolescents. Tout y passe : masturbation, fellation, pénétration.

(JPEG)Par ailleurs, Ken Park n’hésite pas à aborder des sujets difficiles que ce soit l’inceste, la violence familiale, le suicide. Rien ne doit plus être caché au spectateur de ce qui se passe derrière les murs. Ceci vaut autant pour les plaisirs que les peines. S’il faut montrer les choses comme elles sont vraiment, elles en deviennent nécessairement plus complexes. Un des retournements les plus passionnants du cinéma de Larry Clark avec Ken Park est justement le brouillage des frontières enfants/parents. Chacun est à la fois victime et bourreau. Jusqu’ici, chacun avait un rôle bien défini. Totalement absents dans Kids, les parents n’arrivaient pas à voir et à comprendre ce que vivaient réellement les adolescents dans Bully. Dans Ken Park, ils sont autant perdus qu’eux. Le père de Peaches ne se remet pas de la perte de sa femme, celui de Claude de celle de son emploi. De l’autre côté, Tate n’a plus ses parents. Il doit cohabiter avec des grands-parents un peu perdus. En filigrane, c’est la violence de la société qui s’inscrit dans les histoires de chacun, sans jamais venir au premier plan.

Le conflit des générations se fait ici plus œdipien. Les parents aimeraient continuer à garder le contrôle sur leurs enfants, tout en aspirant à revivre une partie de leur jeunesse. Rhonda couche ainsi avec Shawn, le petit ami de sa fille, tandis que les pères de Peaches et Claude sont à la limite de l’inceste avec leurs enfants. Les adolescents, eux, veulent vivre leur vie comme ils l’entendent, sans avoir de comptes à rendre à personne, surtout pas à leurs parents. Le tout donne une série d’affrontements, d’engueulades, de montées de tension qui donnent naissance à une violence d’abord sourde avant d’être plus explicite. N’arrivant plus à les supporter, Tate finit par tuer ses grands-parents, dont le discours rabâcheur l’insupporte.

(JPEG)Cet étalage de dysfonctionnements fait penser au Jerry Springer Show, que regardent les parents de Claude. L’Amérique de Larry Clark devient celle de freaks qui ne supportent plus de ne pouvoir atteindre l’image idéale de leur société. À ce sujet, le personnage le plus représentatif du cinéma du réalisateur de Bully est sans nul doute le chien à trois pattes de Tate, qui n’en finit plus d’aboyer. Le véritable rêve des personnages de Ken Park, c’est celui d’une fusion éternelle de corps jeunes et beaux à la recherche d’un simple plaisir qui ne s’arrêterait jamais. Un idéal qui ne peut que se confronter à la morale et aux intérêts économiques propres à une société industrialisée. L’orgasme est pourtant la seule chose qui compte à leurs yeux, qu’il survienne dans une pulsion d’amour comme dans une pulsion de mort. Dans les dernières scènes, qui sont d’une douceur et d’une beauté incroyable, Claude, Shawn et Peaches passe une journée à faire l’amour et à rêver d’ailleurs. Ayant recréé l’Eden dans la petite chambre d’une banlieue de Californie, ils touchent enfin brièvement au bonheur. Un bonheur que ne connaîtra plus Ken Park, parti trop tôt, sans comprendre. Pourquoi sa mère l’avait-elle donc mis au monde dans ce lieu si inapproprié ? Comment en était-il arrivé au même point ? Ce bonheur peut-il être un peu plus qu’éphémère ? Ken Park est un puzzle qui vous laisse le choix des réponses.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 26 septembre 2005 (réédition)
Publication originale 14 octobre 2003

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