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Artistes

Marguerite Duras entre au répertoire de la Comédie française

A propos de sa pièce "Savannah Bay"

Le théâtre de Marguerite Duras se présente toujours comme un entre-deux, d’un côté vivant voire biographique, de l’autre très écrit et comme inventé instantanément dans l’écriture par l’auteur.


Savannah Bay, pièce que la Comédie française a choisi afin d’intégrer l’écrivain à son répertoire, contient fortement ce paradoxe car elle raconte une histoire simple, qui semble si vraie comme toutes les histoires de Marguerite Duras, mais une histoire qui paraît s’inventer au fil des paroles des comédiennes.

Cette pièce, créée en 1982 au Théâtre du Rond-Point de Jean-Louis Barrault, a été écrite pour Madeleine Renaud qui en fut la première interprète. Cette année, c’est Catherine Samie qui reprend la pièce à son compte avec comme interlocutrice Catherine Hiegel. Elles mettent en scène une affaire de femmes, une histoire simple tissée autour de la mort d’une enfant qui vient de découvrir l’amour, et autour de la disparition de cet amour dans la mort de l’enfant. Mais cette histoire, si simple et humaine soit-elle, ne nous est pas racontée ici avec simplicité. Au contraire, elle semble naître avec la possibilité même d’en parler. Elle s’invente dans les paroles et les gestes des personnages qui paraissent elles-mêmes douter de sa réalité. Ce qui compte pour la femme qui ouvre la représentation (incarnée par C. Hiegel), c’est avant tout de faire parler son aînée (en la personne de C. Samie), car avec cette parole leur histoire sans cesse niée reprend vie. La première cherche à sa rappeler comment est morte sa mère, la laissant seule quelques jours après sa naissance, alors que la seconde cherche à nier cette journée qui lui a pris sa fille et l’a laissée face à une enfant qui chercherait à reconstituer cette disparition.

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Mais le but de la pièce est avant tout de faire entendre la voix de l’auteur à travers les paroles des actrices. Le théâtre offre une parole au présent, qui se cherche dans le présent même de la représentation, comme si elle s’écrivait devant nous et était relayée par la voix des comédiennes. C’est pourquoi même le spectateur est inclus dans le dialogue : "Il a payé, nous lui devons le spectacle", annonce la plus jeune des protagonistes. Et le champ sémantique du théâtre reste important même lorsque les deux femmes s’enfoncent dans la narration de leurs souvenirs.

Pourtant la dimension théâtrale est au fur et à mesure fortement concurrencée par la dimension narrative : ce n’est pas le déroulement d’une action auquel assistent les spectateurs mais à un récit très proche du texte de roman. Les rideaux de perles, les déplacements et gestes des actrices et le caractère visuel des images projetées et des sons diffusés enrichissent d’abord considérablement la sobriété de la mise en scène : une chanson d’Edith Piaf, des extraits audio de film, des images filmées en Asie ainsi qu’une immense photographie et le dessin d’une ville en fin de journée, gravé sur les perles du rideau, viennent nourrir l’imagination des spectateurs qui cherchent à se représenter la mer et la baie dont il est sans cesse question. Malgré ces éléments, les deux femmes ne font jamais que parler pour tenter de se souvenir du passé refoulé ; le plus souvent elles n’échangent pas de propos, elles tentent de filer leur récit et d’aller jusqu’au bout de celui-ci, sans qu’aucune action ne commence jamais.

Cette écriture du récit dialogué est propre à Marguerite Duras, c’est la façon dont elle interprète le théâtre, comme un lieu où par la parole on peut tenter de dire l’absence et ainsi de la combler, en jonglant entre la mémoire et l’oubli.

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On peut seulement regretter que la mise en scène d’Eric Vignier s’adresse avant tout à des admirateurs d’un auteur plus qu’aux spectateurs d’une pièce. Savannah Bay apparaît plus, à la Comédie française, comme un hommage à Duras que comme une représentation valant pour elle-même. Eric Vignier a certes souvent collaboré avec l’auteur, et le texte d’Hiroshima, mon amour s’intègre de façon charmante dans le discours de la pièce. Mais ces clins d’œil s’adressent malgré tout à des initiés, notamment la chanson de Piaf dont Marguerite Duras était férue, les images d’une jeune femme dans un paysage indien, le chant de la mendiante du Gange venu du film India Song et la photographie de Duras lors de la première de sa pièce La Pluie d’été. Alors que le texte appelle le spectateur à rejoindre le récit, la mise en scène l’en éloigne.

Espérons que la prochaine pièce de Duras à la Comédie française permettra plus au public d’apprécier l’immédiateté du discours durassien et la spontanéité des sentiments qui le fonde.

par Mélissa Chemam
Article mis en ligne le 30 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 25 novembre 2002

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