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Entretien avec Nicolas Philibert

A l’occasion de la sortie du film "Etre et avoir"

A l’occasion de la sortie du film Etre et avoir, nous publions un entretien avec le réalisateur Nicolas Philibert.


Quelle a été la genèse du projet ?

Le film s’inscrit dans la suite logique de mes films précédents dans le sens où, d’un film à l’autre, je m’intéresse à la question du comment vivre ensemble et du comment construire ensemble. L’école, c’est le premier lieu de la socialisation. L’endroit où l’enfant découvre que pour grandir, vivre ensemble, vivre dans la société, il faut se plier à des règles communes, il faut partager des choses avec des êtres qui sont différents de vous. Ces questions-là m’intéressent depuis des années.

Plus concrètement, j’avais à la fois envie de faire un film dans le monde rural, et puis l’idée de l’apprentissage, c’est quelque chose qui m’intéressait depuis longtemps. L’apprentissage de la lecture au départ. C’est souvent très beau d’entendre des enfants apprendre à lire. Comment ils butent sur les mots, comment petit à petit ils découvrent le sens des mots en associant des voyelles entre elles, puis des syllabes en elles. J’ai pas souvenir d’un déclic comme ça. L’idée de ce film a été faite par une série de détours. C’est pas un projet qui est né de rien, comme ça, un beau matin au réveil.

Le film est dédié à la naissance d’un enfant. Est-ce que celle-ci a influencé le projet ?

C’est venu après parce que cet enfant, qui est ma petite fille (je suis donc grand père depuis le mois de janvier), est né à la fin du montage.

(JPEG)Les préparatifs pour trouver la classe ont été longs (cinq mois). C’était une étape très importante du projet ?

Oui, parce qu’il fallait réunir certains facteurs pratiques. Pour les enfants, un éventail d’âge le plus large possible, une classe lumineuse pour pas être obligé d’éclairer, etc. Il fallait que je trouve une école où je pourrais travailler sereinement, où on ne gênerait pas la vie de la classe, où je ne changerais pas trop le comportement des uns et des autres. Inévitablement, le fait de poser une caméra quelque part va modifier un peu les comportements, mais après, c’est une question de nuances. Là, j’ai senti que tout à la fois ce maître pourrait devenir le temps d’un film un beau personnage, un personnage de cinéma, parce que c’est avant tout une belle personne, et en même temps j’ai senti que ça ne dérangerait pas trop la vie de la classe.

Pour alléger la logistique du tournage, est-ce que vous avez pensé tourner avec une caméra numérique ?

Non, pas du tout. J’aime la pellicule, j’aime son grain, j’aime la profondeur de champ, j’aime l’arrière-plan. J’aime le fait de travailler en équipe. Une petite équipe bien sûr, mais une équipe, c’est une façon de partager ce qu’on fait avec d’autres qui, comme vous, pendant des semaines, sont concentrés sur le même projet et vous amènent à avancer. Une équipe de trois ou quatre, comme c’est le cas de mes films, où chacun assume plusieurs fonctions. Le ou la chef op’ fait en même temps le point, donc c’est deux boulots en un. L’ingénieur du son est son propre perchman... Donc chacun des techniciens doit donner le meilleur de soi. D’autant plus qu’il s’agit, dans un film comme celui-là, d’être extrêmement attentif à tout ce qui se passe tout au long de la journée. Pour pouvoir capter ces petits moments, ces petits riens, ces petits évènements, ça suppose une grande concentration. Ca suppose de ne jamais relâcher son attention. Il faut être à la hauteur. Chacun doit donner le meilleur de soi.

(JPEG)Dès le départ du projet, aviez-vous l’idée de vous attacher à ces petits moments plutôt que la vie générale de la classe ?

Ben, je crois qu’on voit la vie de la classe en général ! On voit le climat de la classe à travers toutes ces petites choses. Parce qu’une classe, c’est fait d’un tas de petits éléments, dont je montre quelques-uns. Bien sûr, il s’en passe tout le temps. J’en rate beaucoup. Il ne s’agit pas de tout filmer, très loin de là. Il s’agit de choisir et de retenir quelques uns de ses milliers d’évènements qui tissent une journée d’école pour leur donner une valeur emblématique à l’intérieur d’une construction, d’une narration, d’une histoire qui a elle-même un début, un milieu, une fin comme dans les films de fiction. On n’est pas du côté du spectaculaire avec ce film, et il n’en est pas moins vrai que ces micro-évènements qui pourraient paraître banals, comme ça sur le papier, ne le sont pas pour ceux qui les vivent. Si je vous dit que j’ai filmé un petit enfant qui s’est fait piquer sa gomme par son voisin, ça paraît dérisoire. Ah bon, c’est du cinéma, ça ! Eh bien moi, j’ai la conviction que ça peut l’être ou le devenir. Et en l’occurrence, cette scène où Alizée, qui a trois ans, se fait piquer sa gomme par son voisin, c’est un moment fort parce que tout à coup, avec ce petit larcin, c’est comme si le monde s’écroulait.

Les enfants sont justement très expressifs, est-ce que ça a facilité votre travail ?

C’est vrai mais les enfants ne sont pas tous pareils. Il y a des enfants qui sont plus réservés, tandis que d’autres sont plus extériorisés. Et puis, il y a ce mélange des âges. Et donc on n’est pas pareil à quatre ans ou à neuf ans devant une caméra et dans la vie.

Il y avait donc d’importantes différences de comportements entre les plus âgés et les plus jeunes ?

Je pense que les plus petits étaient sans doute plus spontanés devant la caméra, se rendaient moins compte de ce que l’on faisait. Je suis pas sûr qu’un enfant de quatre ans ait vraiment compris en détail ce qu’on faisait là. Les grands, oui. Les grands ont vite compris et on a souvent expliqué comment on travaillait, ce qu’on faisait, pourquoi. Ils nous posaient des questions. On était souvent amenés à parler un peu de notre travail.

Dans le film, certains enfants ressortent plus que d’autres. Est-ce que ça reflète la réalité de la classe ou avez-vous pris le parti-pris de limiter le nombre de personnages ?

D’abord, il n’y a pas chez moi la volonté d’ériger certains en vedette. Au départ, quand j’arrive là, je n’ai même pas remarqué Jojo par exemple. Je n’ai pas choisi la classe en me disant "Jojo va être la star du film". Je ne fonctionne pas du tout comme ça. Il y a des enfants, je dirais, que j’ai plus filmés que d’autres. Il y a des enfants que j’ai moins filmés que d’autres, parce que la caméra les dérangeait. Quelques-uns semblaient un peu dérangés par la caméra qui exerçait sur eux une forme de pression, donc je n’ai pas voulu faire de l’acharnement thérapeutique. Certains enfants étaient intimidés par la caméra, donc je n’ai pas voulu insister outre-mesure. D’autres étaient plus spontanés, moins gênés. C’était plus facile de les filmer. Il y a déjà cette première chose-là. Après, il y a, au moment où je monte le film, l’envie de raconter une histoire à multiples facettes. Je m’appuie aussi bien sur des moments de cocasserie qui viennent souvent des tout petits, Jojo, Johann qui dit systématiquement "copains" au lieu d’"amis", Alizée, Marie... puis des moments où on est du côté de la fragilité de l’enfance, voire une forme de gravité avec Olivier, Nathalie. On n’est pas toujours dans le même registre heureusement. Si j’avais construit le film sur les bons mots, les mots d’enfants de Jojo et des petits, ça serait un peu court. Le film serait resté à la surface.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi une gravité dans ces moments légers du fait que ces enfants sont à un moment déterminants de leur vie ? L’apprentissage de la lecture et du calcul est essentiel pour leur avenir...

Bien sûr qu’il y a de la gravité. Faut pas voir les choses d’une façon carrée comme ça. Quand on résume dans une réponse, on dit "Les petits sont plus cocasses et les grands plus graves". C’est heureusement plus compliqué que ça. Il y aussi de la gravité ou du danger ou de la difficulté avec les séquences sur les petits. Quand Laetitia, dans la scène que j’ai gardée, n’arrive pas à dire le chiffre 7, ça ne veut pas dire que le lendemain elle n’y arrivera pas ou que la veille elle n’a pas réussi, mais c’est celle que j’ai choisie. Il y a aussi de la difficulté du côté des petits.

(JPEG)En plus des élèves, il y a aussi ce professeur qui prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure que le récit progresse.

Disons que c’est un peu le centre de gravité du film. Beaucoup de choses que j’ai filmées passent par lui. C’est un peu la plaque tournante. J’aurais pu filmer autrement... J’aurais pu le laisser en-dehors du début à la fin, j’aurais pu le montrer beaucoup moins. Souvent, on l’entend seulement hors caméra. J’aurai pu montrer beaucoup moins de séquences d’apprentissage et beaucoup plus de récréations. Tout est possible au départ. Il y a cette envie, en même temps, de montrer la transmission, ce rapport maître-élève, avec cet homme qui est un accompagnateur (comme on dit en montagne), un accompagnateur de moyenne montagne. Celui qui montre le chemin par où passer. Je le vois un peu comme ça, à la fois un enseignant qui est là pour donner de l’instruction aux enfants et un peu plus que ça. Il les aide à grandir, à s’épanouir, à découvrir le monde. Voilà, c’est un peu comme un guide.

L’idée de l’école comme vecteur d’ascension sociale, c’est quelque chose qui vous intéresse dans le film ?

Je dirais... ce n’était pas au premier plan de mes préoccupations en faisant le film. Je n’ai pas de grandes théories, de grands messages sur l’éducation. Simplement, ce qu’on peut dire, c’est que les hommes sont de terribles prédateurs et que la nature humaine n’est pas bonne au départ. Vivre ensemble, ça s’apprend. Il faut faire un travail sur soi, il faut s’éduquer à ça. Donc l’école, c’est le premier endroit où l’on apprend à vivre ensemble en dehors du cocon familial. Après, l’école devrait permettre de donner sa chance à chacun mais on sait bien que c’est plus compliqué.

Une autre idée forte qu’on retrouve dans le film, c’est le passage du temps, le cycle de la vie. On retrouve la rentrée des classes, la fin de l’année scolaire, la retraite du professeur, la mort de son père. C’est un des thèmes que vous teniez à aborder ?

Oui, absolument. C’est cette idée d’inscrire dans le film le cycle de la vie. Alors à petite échelle, c’est les saisons qui défilent à travers ces paysages. La nature au début du film est très sévère, le climat est rude, l’hiver est long, il y a la neige, le vent et puis, petit à petit, la nature va s’ouvrir. Elle sera plus accueillante, plus riante. Au point que vers la fin, on fait la classe dehors. En juin, quand il fait beau, on sort les tables, les chaises. Non mais au-delà de ça vous avez raison, c’est cette idée qu’apprendre à grandir, c’est apprendre à laisser des choses derrière soi, c’est apprendre à se séparer. C’est quelque chose qui est très présent dans le film. Entre les plans de ramassage scolaire, les enfants qu’on dépose, les mères qui claquent sèchement la porte. C’est la séparation. La première scène d’école, les petits apprennent à écrire maman. Cette maman, on s’en est séparé le matin.

(JPEG)D’ailleurs, à la fin, on revit la même scène avec les nouveaux élèves.

Absolument, il y a quelque chose qui revient. Au début, c’est maman et à la fin aussi. Olivier, qui évoque la maladie de son père, les grands qui vont partir au collège après tant d’années passées dans cette classe, qui vont aller un peu vers l’inconnu, le maître qui va lui-même partir à la retraite, la fin, les vacances, la coupure de l’été. Ce thème de la séparation court tout au long du film. Mais, bien sûr, vous le dites vous-même, la séparation, c’est la vie, c’est la mort, tout ça. Le sujet du film, c’est ça bien au-delà de la classe unique, de l’école rurale : c’est apprendre à grandir, apprendre à laisser derrière soi, c’est la transmission, apprendre à apprendre, tout ça.

Et c’est de là que vient l’émotion du professeur à la fin du film...

Oui, parce que c’est la fin de l’année scolaire, mais c’est aussi le départ des grands pour le collège, ces grands qu’il a eus depuis l’âge de trois ans, qu’il connaît bien. Et c’est aussi la fin du film, le dernier jour de tournage. On a vécu et partagé une forme d’aventure ensemble. On passé dix semaines dans cette classe, on y était bien, on a beaucoup parler. C’était chaleureux, tout ça, ça reste.

Vous avez montré le film aux enfants et au professeur ?

Bien sûr. Ils ont été les premiers à voir le film, les enfants, les parents, l’instit, les gens du village ont été les tous premiers à voir le film. Ils l’ont très bien accueilli, mais c’est difficile de se voir au début. D’ailleurs, les premières remarques des enfants autour du film portaient toujours sur les autres. Personne ne parlait de soi. "J’ai bien aimé le moment où untel et untel", "où Julien fait tomber sa crêpe quand il la retourne", "où Jojo se fait gronder"... Spontanément, les enfants parlent des autres. Et puis le film a été à Cannes. Et on a invité les enfants, le maître, tout le monde est venu pour la montée des marches. C’était un grand moment d’émotion, et puis le lendemain c’était peut être encore plus beau. Comme il faisait très beau, très chaud, on a emmené les enfants à la mer, la moitié d’entre eux ne l’avaient jamais vue. Et ça pour la plupart d’entre eux, c’est le plus beau souvenir.

Et le bon accueil reservé au film par la presse, c’est du bonheur pour vous ?

Mais oui, parce que l’accueil est très chaleureux ça me réconforte sur l’idée qu’on peut faire du cinéma à partir de petites choses, apparemment banales et qui ne sont pas du côté du cinéma le plus spectaculaire, qu’on peut toucher les gens à partir de ces petits riens de la vie.

Propos recueillis le 27 août 2002 avec l’aimable autorisation d’AlloCiné.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 8 septembre 2005 (réédition)
Publication originale 27 août 2002

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