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Entretien avec Olivier Assayas

A propos du film "demonlover"

Après Les Destinées sentimentales, Olivier Assayas s’attaque à un genre qui lui est étranger : le thriller d’espionnage, pourvu ici d’un casting international. Le cinéaste tente ici de se rapprocher du cinéma américain, véritable objet de fascination pour lui tout en maintenant les exigences d’un film d’auteur.


Définiriez-vous demonlover comme un Irma Vep qui regarderait non plus le cinéma mais le monde ?

Ce n’est pas une mauvaise façon d’en parler. En tout cas, c’est sûrement quelque chose qui trouve ses racines là. Le film est le prolongement de choses que je crois avoir essayé de faire avec Irma Vep, de façon presque improvisée. Celui-là en est un prolongement à la fois plus conscient, dans lequel j’essaie d’utiliser une forme de collage cinématographique, une espèce d’esthétisme du court-circuit. J’essaie de faire se rencontrer des choses qui ne sont pas destinées à se rencontrer et je vois ensuite ce que ça produit. demonlover aborde un sujet plus large que celui de la chimie bizarre qui existe autour d’un film. J’ai cherché à rendre compte de la circulation des images et de la circulation de l’argent dans le monde contemporain.

(JPEG)L’écriture a donc été moins spontanée. Elle vous a pris du temps ?

Franchement pas. Certes, ce n’était pas aussi rapide qu’Irma Vep, que j’ai écrit en huit jours à l’époque. Celui-là m’a pris un peu plus de temps, mais les films de genre comme demonlover s’écrivent plus vite que d’autres. Je l’ai rédigé littéralement deux fois. J’en ai écrit une première version à toute vitesse, juste portée par le côté ludique qu’il peut y avoir à raconter ce genre d’histoire et à se servir de ce genre de personnages, de situations. Je n’étais même pas sûr qu’il y avait matière à en faire un film. Après avoir terminé cette première étape, je me suis dit que cela valait la peine de le développer un peu, de le retravailler. Il y avait peut-être un film dans ce premier jet. J’ai tout repris depuis le départ. Il y a une sorte de mécanique qui a à voir avec le rêve ou le cauchemar en l’occurrence plutôt qu’avec un enchaînement de faits réels. Il faut néanmoins que ce cauchemar essaie d’être à peu près logique. Ensuite, il y a un peu de technique. Ce film ne pouvait se faire avec le même genre de spontanéité avec lequel on fait un film comme Irma Vep.

Quand vous écrivez un projet comme demonlover, essayez-vous de vous inspirer d’autres films ou préférez-vous échapper à votre cinéphilie ?

Dans l’écriture, ma méthode va à l’encontre de la cinéphilie dans le sens où j’essaie toujours au contraire de me demander comment faire pour que cette scène là ressemble au monde et non à la façon dont on en parle ou le montre dans les films. Mon inspiration se trouve d’abord dans le réel. Un film comme celui-là ou comme Irma Vep sont des films dont le sujet est la présence dans le réel d’images et la façon dont celles-ci transforment notre inconscient, notre imaginaire. Les images du cinéma ont leur place là-dedans mais film comme demonlover est également travaillé par la télévision, le clip, la publicité ou les photos de mode. Il y a toutes sortes de registres d’images qui existent de manière aussi forte que le cinéma. Dramatiquement, demonlover vient tout autant du cinéma que du roman-feuilleton. L’intrigue n’est pas si éloignée du roman fantastique ou du roman gothique du début du siècle.

(JPEG)Ce sont toutes ces images que vous essayer d’intégrer ?

Oui, et le cinéma y a sa place. Après, ce film-là dialogue d’une manière ou d’une autre avec quelque chose de contemporain qui m’intéresse dans le cinéma de genre hollywoodien. Ce dialogue se fait sur un registre très mineur dans la mesure où je n’ai pas les moyens dont ces films bénéficient. Néanmoins j’essaie de me poser les mêmes questions dans le sens où je m’intéresse à cette matière qu’est le cinéma expérimental qui a maintenant un peu envahi le cinéma hollywoodien. Ce film là, c’est un peu l’occasion de m’en servir et de pousser ces choses là plus loin que je n’ai eu l’occasion de le faire auparavant.

Après, la difficulté consiste à tout ramener dans une forme purement cinématographique comme le thriller ?

Le thriller, comme au fond tous les genres cinématographiques, établit des règles faites pour être brisées. Le genre édicte des codes, mais il demande aussi à ce qu’on les remette en question pour les réinventer sans cesse. Je pars de l’inscription dans un genre ce qui me donne beaucoup de liberté. Les personnages peuvent faire des choses qu’ils ne feraient pas dans d’autres contextes, ils peuvent glisser du monde réel à des mondes purement imaginaires. Du point de vue cinématographique, c’est évidemment très excitant ! Le cinéma de genre établit aussi une forme de contrat avec le spectateur. Il sait qu’il est dans un registre ludique. A partir du moment où l’on est dans une histoire d’espionnage industriel, le spectateur a le droit de prendre le film au sérieux et de s’y intéresser mais il sait aussi que cela va être plutôt curieux à suivre. A un moment donné, l’aspect ludique du film prend le dessus.

(JPEG)Avec votre film précédent, Les Destinées sentimentales, vous vous vous plongiez dans un monde passé qui ne vous était pas familier. Est-ce que, pour vous, aller vers le monde des mangas, des grandes multinationales, c’est aussi aller à la découverte d’un autre monde que vous ne connaissez pas ?

Bien sûr. Ce qui m’intéressait dans Les Destinées sentimentales, c’était le travail de documentation. Après avoir fait des films qui étaient totalement basés sur mon expérience, je me suis jeté à l’eau et j’ai fait un film où j’avais besoin de réapprendre à regarder le monde. J’ai reconstitué des choses d’une industrie dont je n’avais pas le moindre début d’idées. Je devais vraiment les comprendre de l’intérieur, en dégager la logique pour arriver à en représenter l’âme. C’est passionnant parce que je me suis rendu compte qu’avec la documentation et avec une méthode de travail cohérente, il y avait des choses qui me semblaient totalement inaccessibles et qui au fond sont représentables au cinéma. Si je n’avais pas fait Les Destinées sentimentales, jamais je n’aurai filmé la salle des brokers où des gens achètent et vendent des actions par téléphone. Je me serai dit que je n’y connais rien. Au fond, il suffit de lire trois ou quatre trucs, de parler avec deux personnes et on comprend qu’il n’y a rien de magique là-dedans. On comprend très bien comment ça marche. J’ai compris comment il fallait travailler, répéter, penser ces choses là en amont. Les Destinées sentimentales m’ont été utiles à ce niveau là. De la même manière, à un moment donné, j’ai voulu parler de la façon dont les choses sont fabriquées. Si je parle de mangas, il faut partir à l’origine. Il faut aller voir dans les ateliers comment ça marche, quels sont les problèmes que se posent, les gens qui fabriquent cela, qui ils sont, essayer un peu de désaliéner cette matière-là.

On retrouve donc cette curiosité dans demonlover, lorsque vous montrez toutes les étapes depuis la fabrication de l’image jusqu’à sa consommation...

En vous parlant, je pense à un truc qui hélas ne dira rien à personne. C’est un film qu’avait fait Luc Moullet qui s’appelait Genèse d’un repas. C’était vraiment très drôle et intéressant. Il avait pris son dîner, une banane, une boite de sardines, etc., et il cherchait à savoir d’où tous ces aliments venaient. Il tournait tout le documentaire à l’envers, jusqu’à filmer la bananeraie ou les sardines qu’on pêchait. En faisant demonlover, il y avait quelque chose de cette démarche-là. Représenter au cinéma des mécanismes qui sont complexes et qu’on n’essaie pas de représenter. Essayer de dévoiler, de démasquer des logiques, même si je le fais d’une façon ludique et certainement simplifiée. J’essaie de mettre à jour les mécanismes du commerce des images aujourd’hui.

(JPEG)La dimension internationale du projet, c’est quelque chose qui vous a intéressé tout de suite ?

Quand j’ai commencé à écrire ce film, je me suis très vite dit que le cœur de ça, c’est que le monde s’est unifié et que dans la pratique du commerce d’aujourd’hui, les frontières n’existent plus. On achète des matières premières ici et on les vend là-bas. On les emballe entre temps à tel autre endroit. La circulation des images et de l’argent implique une fluidité dans la circulation des individus autour du globe. J’avais envie qu’une conversation qui a commencé à Tokyo puisse finir à Paris et que dans le film, être à Tokyo ne revêt aucune espèce d’importance. Cela n’a aucun enjeu d’y être parce qu’en réalité ce n’est rien. C’est un espace abstrait. Ce qu’on est en train de faire à Paris pour des raisons pratiques, on pourrait le faire à Tokyo. Ca ne change absolument rien.

Et il y a aussi cette volonté d’inscrire ce mouvement dans le casting du film, la formation de votre équipe ?

L’idée était de prendre en compte cette unification du monde dans la matière même du film. C’est en plus une chose qui du point de vue du cinéma est un des événements passionnants d’aujourd’hui. Les films sont montrés et circulent beaucoup plus vite qu’il n’y a vingt ans. On peut même considérer que c’est un des phénomènes contemporains les plus marquants.

Cet aspect international a-t-il crée une pression en plus pour vous ? L’attente autour du film n’est plus forcément la même.

Je ne crois pas. Le côté "voyage", délocalisé du tournage, est plus excitant qu’autre chose. C’est quelque chose qui stimule. Cela donne une espèce d’électricité au film et à sa fabrication. Là où il y avait une pression à mon sens, c’est qu’il est toujours très difficile de tourner à l’étranger. C’est très difficile de trouver la bonne distance, de ne pas être victime du pittoresque. Dans les deux tournages internationaux de demonlover, j’ai l’impression d’avoir résolu sans trop de mal la question à cause de la nature même de ses scènes. Au Japon, j’ai le sentiment d’avoir filmé un voyage d’affaire. Je ne prétends jamais filmer la réalité du Japon, ce que je serais incapable de faire parce que je ne connais pas assez le pays. Par contre, il m’est arrivé d’être plusieurs fois au Japon. Je peux donc rendre compte de l’effet que cela fait d’y aller. Après tout, quand on fait des films et qu’on va les montrer au Japon ou ailleurs, on a une vie de représentants de commerce. Il y a quelque chose de cet ordre là. A un moment donné, on a une observation très "cadre "du truc...

Au Mexique, c’était encore une autre question. Ce qui m’intéressait c’était qu’il n’y ait rien. J’allais filmer le désert. Qu’il soit pris là ou ailleurs, c’est la même chose, le lieu ultime de la virtualité. C’est un lieu qui n’est pas un lieu, où on peut reconstituer ce qu’on veut. Qu’on soit dans le désert du Mexique, du Maroc, d’Espagne ou dans le désert de Gobi, cela n’a littéralement pas d’incidences sur ce film.

(JPEG)Un des traits caractéristiques du film est justement qu’il se déroule dans des lieux très dépersonnalisés. C’est un univers froid et hi-tech. Vous avez beaucoup travaillé là-dessus ?

Oui, presque par goût. J’aime bien les effets de surimposition, de transparences ou de brouillages. C’est une manière de travailler sur la texture de l’image. Dans ce film-là, je me suis beaucoup amusé avec ça parce que j’avais plus d’emprise sur les lieux où on tournait. On n’a pas exactement construit les bureaux mais on les a complètement refaits dans une surface déserte. A un moment donné, ces volumes, ce sont ceux que j’ai conçus avec mon chef décorateur de manière un peu théorique. C’est la matière visuelle du film au sens le plus brut du terme.

Cette texture semble être quelque chose de primordial pour vous. On retrouve dans la forme même de demonlover l’intégration d’images de mangas, de multiples écrans.

Le film est travaillé par l’hybridation. Il pose la question de savoir ce que qui se passe quand on mélange des images, ce qui circule d’une matière à une autre. Que peut raconter la télé au cinéma ? Qu’est-ce que ça dit au monde, aux individus ? En quoi cela les affecte-t-il ? C’est vraiment le sujet du film. Cette confrontation de textures différentes, de matières différentes était donc obligatoire. C’est quelque chose qui m’a beaucoup intéressé. Il y a des trucs qui sont tournées en DV, toute la fin du film au Mexique est tournée en Scope super 16. Le tout devient un peu une matière expérimentale...

Pour revenir à la déshumanisation de ce monde, vos personnages sont des gens qui vivent dans des hôtels, qui n’ont aucune vie privée, c’est aussi un constat que vous vouliez faire sur cette catégorie de personnes vivant dans les sphères du pouvoir ?

Bien sûr. Pour moi, le film est à la fois au présent et très légèrement au futur. J’ai tendance à dire que c’est un film fantastique au présent. C’est un film qui n’est pas totalement réaliste. En même temps, il ressemble à la façon dont le monde lui-même se rêve. J’ai l’impression que les gens ne vivent pas encore exactement comme ça mais qu’ils se fantasment ainsi. Le monde idéalisé de la consommation ressemble à cela. Ces intérieurs ressemblent à des lieux contemporains au pire sens du terme. On part de cet endroit, on prend l’ascenseur, on va dans un parking, on s’assied dans sa Mercedes, on roule jusqu’à un restaurant qui ressemble à la même chose qu’on l’on a chez soi. On peut ensuite rentrer à son domicile sans avoir croisé le monde réel à aucun moment. Il y a quelque chose de contemporain là-dedans qui est angoissant. C’est plus sensible encore en Asie ou aux Etats-Unis qu’en Europe parce qu’en Europe, l’Histoire reste beaucoup plus présente. A Los Angeles, Hong Kong ou Tokyo, ce que je montre là est semi-documentaire.

Est-ce que vous avez eu des difficultés à travailler avec des personnages qui ont un abord très opaque ?

Je pensais que ce serait beaucoup plus difficile que ça ne l’a été. Quand j’ai écrit le scénario, je me disais que je ne trouverais jamais des comédiens ou comédiennes qui comprendront de quoi il s’agit, qui s’intéresseront à ça et qui auront envie de le jouer. J’ai donc été très surpris quand j’ai fait le casting aux Etats-Unis. Les comédiennes qui avaient lu ce scénario en parlaient mieux que moi. Elles comprenaient exactement de quoi il s’agissait, y compris le mystère. Ce qui m’intéressait, c’était de représenter la violence et la cruauté du monde contemporain et en même temps de plonger dans le mystère, dans une sorte d’obscurité, au sens négatif du terme. Des gens comme Connie Nielsen ou Chloe Sevigny ont une compréhension de ça au quart de tour. D’une certaine façon, c’est elles qui ont réinventé leurs personnages dans le film. Moi, j’ai fait la moitié du chemin ; elles, elles ont fait l’autre.

(JPEG)La collaboration s’est donc très bien passée sur le tournage avec vos acteurs...

Oui, dans le sens où j’ai tout le temps eu le sentiment qu’on parlait de la même chose et que, plan par plan et scène par scène, chacun avançait un peu plus encore. Il y a des choses qui se sont révélées, qui ont pris corps à travers notre relation, qui sont certainement au-delà de ce que j’imaginais en débutant le film.

Pendant le tournage, vous laissez justement beaucoup de libertés aux acteurs ?

Cela dépend des films. Cette liberté peut s’exprimer sur des registres différents. Sur ce film là, il n’y a pas la même liberté que peuvent avoir les comédiens de Fin août, début septembre ou d’Irma Vep, qui, eux, doivent beaucoup à la spontanéité des acteurs, aux improvisations constantes y compris au niveau du dialogue. Le rythme du cinéma de genre oblige à une structure. Il y a donc moins de place pour l’improvisation même si j’essaie de donner le plus de liberté possible aux acteurs. J’attends d’eux qu’ils abordent leurs personnages par eux mêmes, qu’ils trouvent le rythme des scènes, leur présence physique. Dans la culture qu’ont les comédiens américains, cela vient spontanément. La coiffure, les costumes, la manière de se tenir relèvent de leur travail. Un acteur comme Charles Berling fait la même chose. Quand il conçoit un personnage, il ne part jamais de lui. A un moment donné, il imagine une silhouette, une manière de s’habiller, et progressivement, il se grime. Il trouve un truc mais c’est toujours quelque chose qui l’éloigne de lui et qui l’oblige à se réinventer physiquement pour le rôle.

J’imagine qu’un des risques pour vous de demonlover était de tomber dans quelque chose de théorique et d’abstrait. Comment avez-vous géré cela par votre mise en scène ? Votre caméra semble toujours très proche de vos personnages...

Comme les personnages sont dans cette espèce de déshumanisation, d’aliénation, j’avais très envie qu’ils soient physiquement très proches. Il fallait que physiquement, ils existent de manière très forte à l’écran. J’ai voulu travailler avec une actrice comme Connie Nielsen car c’est quelqu’un qui a une vraie présence, un corps qu’on regarde. Quand elle n’est pas immédiatement immergée dans ses manigances, la seule chose qu’elle fait c’est du sport ou des choses qui ont à voir avec son corps. De la même manière, j’avais envie que le personnage de Hervé joué par Berling ait cette pesanteur physique. J’avais tout le temps besoin d’alimenter quelque chose qui contrebalance, qui contredise l’abstraction. Il y a de l’abstraction parce que le monde produit cela mais les êtres ne sont pas comme ça. Les êtres sont charnels.

Cette résistance des humains à ce monde déshumanisé est ainsi un des principaux sujets du film.

Le film est vraiment sur la résistance de l’humain. Plus on le refoule, plus il revient même de façon complexe, trouble, perverse ou auto-destructrice. A un moment donné, il réapparaît sous des formes détournées.

Et justement dans le film on a l’impression que les images viennent perturber les humains, qu’il y a quelque chose d’inabouti dans leurs relations, notamment entre les personnages joués par Connie Nielsen et Charles Berling.

C’est inachevé dans le sens où, à un moment donné, cela ne peut pas avoir lieu. Ils suivent deux itinéraires totalement contradictoires qui se croisent à un moment donné, se heurtent plus qu’ils se croisent, même. Leur relation relève du désir physique et en même temps de l’irrationnel. Il y a un jeu de séduction, des stratégies de personnages ou à un moment donné, à la toute fin, l’absence de toute stratégie, la perte de rapport avec le monde, le réel ou la logique. Au fond, l’acte sexuel ou le désir sexuel dans le film est présent de la même manière, dès qu’il s’agit de pouvoir et d’argent. Quelque chose dans le pouvoir et dans l’argent est d’une nature érotique. On peut même lire des livres là-dessus, ce sont des choses simples à observer. Il est à la fois tout le temps présent et au fond jamais accompli. C’est impossible. La logique de tout le reste exploserait si cela pouvait avoir lieu.

Ce qui est intéressant aussi c’est que cette sexualité est très présente dans les images où là elle est accomplie. On peut donc les voir dans le film comme une manière de révéler nos fantasmes ?

Elles révèlent les fantasmes ou les provoquent. L’un ou l’autre. En tout cas, elles contaminent les individus. A un moment donné dans le film et c’est quelque chose dont je suis convaincu, les images s’inscrivent. On n’est pas juste traversé par elles en particulier par celles de représentation sexuelle ou fantasmatique qui sont présentes sans arrêt dans le monde contemporain. Ce ne sont pas des choses qui nous traversent impunément. Elle s’inscrivent en nous, elles produisent des choses par ricochet.

Un autre point intéressant, c’est le traitement de la violence dans le film. Le meurtre de Gina Gershon est montré de manière totalement déréalisé, presque comme un rêve...

C’est le moment où le film bascule littéralement. A un moment donné, on se retrouve dans un cauchemar. Tout va de pire en pire. Tout d’un coup, on ne sait plus si c’est réel ou pas réel, mais d’une certaine façon, ce n’est pas très grave. Ce qu’on a ressenti est très réel. Ce qui m’intéresse dans le cinéma de genre, c’est de pouvoir circuler dans un monde où justement ce dérapage est possible. Je peux arriver à créer ce qui m’intéresse à savoir une sorte de trouble qui est de savoir si c’est pas rêvé ou pas. Est-ce que c’est vrai ou est-ce que c’est juste une image de cinéma ? On bascule dans un truc qui est une scène de cinéma. On peut citer les références qu’on voudra, et même s’il y a sûrement par là d’autres types d’images, là c’est purement un fantasme d’image de cinéma. Le fait que ça existe en tant qu’image de cinéma, y compris en nous d’une certaine façon, devient une des potentialités de n’importe quel récit et, donc, le film bascule vers quelque chose d’inattendu.

La dernière partie du film est justement plus axèe sur la partie thriller avec une accélération de l’intrigue.

Pour moi, cette partie là devient du cinéma rêvé. La logique du film n’est plus celle de la dramaturgie, mais l’espèce de rêve éveillé du spectateur de cinéma. Ce sont les images qui créent leur propre dramaturgie.

(JPEG)L’univers du film, y compris dans l’espace, bascule totalement avec l’apparition du désert, que vous décriviez il y a quelques instants comme le lieu virtuel par excellence.

Les images qui sont diffusées de façon immatérielle dans le monde, avec Internet, viennent aussi de nulle part.

On a l’impression que votre démarche, en faisant demonlover, c’est d’abord de présenter la surface des choses et ensuite d’aller voir ce qui se cache derrière, aussi bien dans la chaîne de production des images que pour les personnages.

Complètement. J’ai l’impression que dans le film tout part de la première séquence. Il y a ces personnages dont on a le sentiment qu’ils appartiennent à un cinéma de genre. Je ne dis rien au début. On les voit juste agir, bouger. Chacun se reconstitue son propre scénario parce que je ne donne pas d’éléments pour le faire. Comme on est dans un genre codifié, on reconstruit des choses autour de ce que l’on sait et de ce qu’on a l’habitude d’imaginer du cinéma. Ce qu’il se produit en réalité, c’est que non seulement tout est déjoué mais en réalité chacun des personnages s’avère un masque sur un masque sur un masque. On n’arrive pas tellement à une vérité de ces personnages. Je ne suis pas complètement sûr qu’on en sache plus d’eux au début qu’à la fin. En tout cas, on se rend compte que, quelles ques soient leurs motivations ou leur nature, elles sont certainement plus complexes que ce qu’on a pu imaginer. Le film est toujours dans le dévoilement, mais jusqu’à l’absurde. Il ne dévoile plus que le mystère essentiel des êtres.

Justement, chaque personnage défend sa propre stratégie face aux autres...

Oui. On peut dire que c’est un film sur l’espionnage, la trahison, mais en réalité c’est plutôt ce que vous dites. Chacun a sa stratégie, qui consiste en la négation de l’autre.

(JPEG)Pour finir, est-ce que vous pourriez parler de la musique et de votre collaboration avec le groupe Sonic Youth ?

C’était un aspect très important du film. Cela vient dès l’origine. Lors de l’écriture du scénario, j’avais envie, pour la première fois depuis très longtemps, de collaborer avec des musiciens. Mais j’avais envie de le faire avec Sonic Youth parce que, justement, ce ne sont pas des musiciens. Ce sont des gens qui ont un rapport au bruit, à l’improvisation. Chez eux, il n’y a pas de hiérarchie entre un bruit électronique et une construction mélodique. J’avais envie de travailler avec des gens qui puissent circuler entre les étages nobles de la musique de film jusqu’aux étages pas nobles du tout de l’arrière-plan sonore, bruitiste sans qu’il n’y ait de changement de hiérarchie. J’avais envie surtout au fond de la faire en ayant un dialogue constant avec eux. Je leur ai envoyé le scénario, des rushes chaque semaine. Eux au fur et à mesure renvoyaient la musique. Elle s’est établie à partir d’une circulation constante. La musique a été donnée à écouter aux comédiens, je l’ai écouté moi-même. Tout faisait qu’elle nous influençait, non pas tellement dans la narration mais par leur impression sur des images. D’une certaine façon, leur musique m’entraînait plutôt vers telle ou telle direction. Dans ce système-là, ils ont produit beaucoup d’éléments musicaux qu’ensuite on a refondu, retravaillé, remixé et intégré dans le film. Une fois ce travail-là fait, avec le monteur son du film, nous sommes allés les voir à New York. On a travaillé avec eux dans leur studio. Il y a eu deux séances d’enregistrement d’improvisations autour d’éléments dont on pensait qu’ils nous manquaient dans la phonothèque du film. L’autorisation à constamment remixer leurs morceaux a été un geste très généreux de leur part. Ils nous donnaient leurs morceaux à l’état brut et moi j’ai eu la possibilité, avec mes collaborateurs, de remixer constamment la musique pour la fondre dans le film.

C’est vrai qu’elle se fait très discrète. Elle n’attire jamais l’attention sur elle.

Elle est complètement immergée dans l’image, véritablement fondue dans la texture du film. C’est quelque chose de passionnant. Eux, cela les intéressait aussi parce qu’évidemment ils n’avaient jamais travaillé comme ça. Plus tard, dans la masse d’éléments qu’ils ont fait, ils ont choisi de remixer à leur façon une série de morceaux qui sont ceux qui figureront sur la bande originale du film.

Propos recueillis le 28 octobre 2002 avec l’aimable autorisation d’AlloCiné.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 25 août 2005 (réédition)
Publication originale 28 octobre 2002

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