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Basic Instinct

L’irreprésenté du film noir classique

Par son succès public et la façon dont il a frappé les mentalités, Basic Instinct peut certainement être considéré comme un film-tournant. Sorti à l’orée des années 1990, il préfigure une évolution de la formalisation de l’affect amoureux à l’intérieur du film criminel et dessine, en contraste avec l’éclatante et dominatrice femme fatale incarnée par Sharon Stone, une figure de héros masculin fragile et tourmenté qui dominera le cinéma américain de la décennie.


On peut voir Basic Instinct, au-delà de son canevas policier assez conventionnel, comme l’histoire d’un homme impulsif (Nick Curran, incarné par Michael Douglas) qui sort d’une période trouble de sa vie, cherche à se reconstruire et tombe sur une femme qui va le conduire vers les ténèbres. Dans le rôle de Catherine Trammell, Sharon Stone incarne ici une sorte de déesse païenne à l’omniscience surnaturelle, associée aux éléments fondamentaux (la mer, le vent, le feu, la pluie...) et qui imprègne de son aura l’ensemble d’un film crépusculaire, par ailleurs baigné par une musique omniprésente, dont l’orchestration semble avoir pour fonction de souligner le moindre affect, comme si elle était le témoin permanent des soubresauts de l’état intérieur du personnage de Nick. Dominé chromatiquement par une lumière bleutée de soir tombant et caractérisé par une caméra en mouvement quasi-incessant et aux cadres resserrés, Basic Instinct se déroule, dans une atmosphère aqueuse et oppressante, comme une tragédie sur la passion incontrôlée, dont la mélancolie morbide est encore accentuée par la convocation récurrente du souvenir de Vertigo.

A l’instar de Scottie dans le film d’Alfred Hitchcock, Nick Curran incarne une figure fragile et influençable, caractérisée par l’impuissance et la culpabilité, égaré dans un costume et une fonction (inspecteur de police) qui requiert en théorie des qualités de lucidité, de clairvoyance et de neutralité dont il est à l’évidence dépourvu. Cette friabilité du personnage, plongé dans un profond désarroi face à des évènements et des situations qui bouleversent les fondements mêmes de son assurance et de sa personnalité, éloigne de fait Basic Instinct du strict film policier (où l’enquêteur est traditionnellement une figure hiératique à la personnalité intangible...) pour le placer dans cet univers-genre qu’est le film noir. Dans cette perspective, Catherine Trammell incarne la figure éminemment attractive d’un certain idéal féminin de surface, une créature froide à la séduction ravageuse qui affiche ses désirs de manière provocante et intimidante et construit autour du personnage de Nick un piège, dont l’idée est formellement rendue par l’égrenage des motifs visuels de l’enfermement tout au long du film.

Lorsque la fin survient, il est impossible au spectateur de dire avec certitude qui est "la coupable" (Catherine, Beth ou Roxy...). Cette indécision finale, qui signale un souverain détachement par rapport à la dimension "whodunit ?" attendue, a le mérite de recentrer le sujet profond de Basic Instinct sur le trouble psycho-sexuel qui caractérise le personnage de Nick, dont les pensées et les sentiments sont rendus par le déploiement d’une grammaire emphatique constituée des principaux phénomènes de mise en scène et de montage, qui se signalent par rapport à l’idéal de transparence qu’arborent en théorie tous les "produits" hollywoodiens calibrés (puisque c’est ainsi que, majoritairement, Basic Instinct a été reçu). Verhoeven s’emploie à explorer formellement la subjectivité, l’univers psychique et affectif du personnage de Nick, vecteur du spectateur et centre de raccord de presque tous les plans-regard signifiants. A l’inverse, l’accès à la subjectivité du personnage de Catherine n’est jamais aménagé par la mise en scène : elle reste un objet des regards et des pensées que le film exprime, une figure de l’Inconnaissable, à la fois attractive et terrifiante. S’il a souvent été dit que ce personnage était la pure incarnation d’un fantasme masculin, il convient d’ajouter qu’il s’agit ici d’un fantasme qui "fait mal".

Le thème profond de Basic Instinct pourrait ainsi être le traitement frontal et décomplexé du rapport masculin-féminin, articulée autour d’une médiation principale, le regard, dont les hommes (Nick et l’ensemble de ses collègues policiers) seraient les sujets et la femme, l’objet. Cette structure a souvent été analysée dans la littérature féministe comme une expression de la domination masculine, une oppression à l’égard des femmes. Or le film de Verhoeven, sans jamais la remettre en question, dévoile un envers à cette structure, qui se retourne ici à l’avantage du personnage féminin, qui s’offre consciemment aux regards et aux fantasmes, exerçant par-là même un pouvoir considérable sur les hommes qui l’entourent. C’est particulièrement évident dans la fameuse séquence où Catherine mène plus qu’elle ne subit l’interrogatoire des policiers, et s’affirme comme la reine éclatante d’une véritable cour d’hommes asservis par les montées de désir qu’ils éprouvent pour elle.

(JPEG)Basic Instinct s’emploie en effet à faire voler en éclats la suffisance masculine telle qu’elle s’exprime dans le monde normé et moralisé des policiers. L’élection opérée par la "déesse" Catherine sur le "mortel" Nick isole peu à peu ce dernier des repères constitutifs de son environnement et des autres hommes qui le composent, lesquels ne le conçoivent dès lors plus comme "l’un des leurs". Le personnage de Nick devient une figure de plus en plus solitaire, du fait même de cette "élection" qui le plonge en même temps dans un tourbillon d’affects contradictoires (le sens du devoir, la quête du plaisir, l’équilibre, la passion...) qu’il échoue à maîtriser. Le film fonctionne par ailleurs entièrement sur cette dualité, entre des scènes rassurantes qui reproduisent l’ordinaire du polar cinématographique (univers masculin), et des scènes profondément troublantes au sein desquelles l’occulte s’immisce étrangement (univers féminin). Il s’agit d’une grande fiction du masochisme masculin, dans laquelle un personnage dépressif, en pleine crise morale (à tel point qu’il est obligé de prendre un congé), plonge consciemment dans un univers où la peur côtoie le désir, et finit par révéler son désir d’être dominé et de revivre ce moment crucial où il pourrait être assassiné par la femme qu’il aime.

L’alliance de l’érotisme et de la mort, de la passion sulfureuse et du danger potentiel n’est certes pas chose nouvelle, mais elle est ici portée à un degré d’incandescence rare par une manière extrêmement frontale, et par-là même quasiment inédite dans le cinéma de studio, de mêler le sexe et la violence. Nourri par la mémoire des formes du film noir qu’il synthétise et par le fantôme de Vertigo dont il convoque en permanence le souvenir (mais d’autres renvois à Hitchcock sont opérés : L’ombre d’un doute, Fenêtre sur cour, La mort aux trousses et Psychose sont également cités), Basic Instinct constitue l’incarnation directe d’un "irreprésenté" contenu dans ces formes anciennes.

C’est en effet un dispositif extrêmement radical qui préside à la composition des scènes névralgiques du film (les séquences d’étreinte entre Nick et Catherine), au sein desquelles la notion de danger est présente en continu, sous la forme d’une menace de mort intégrée à la structure même de l’acte sexuel. Ces scènes qui reproduisent les motifs de l’étreinte initiale, celle qui ouvre le film et s’achève dans un bain de sang, constituent donc le lieu d’une tension toute particulière, puisque chacune d’entre elles est susceptible de s’achever par une sauvage mutilation. A travers l’érection de l’objet du désir en cause d’angoisse s’exprime ici symboliquement une vision panique de l’amour et de la passion, qui constitue un enjeu à ce point essentiel pour le personnage masculin qu’il place tout ce qu’il possède dans la balance afin d’en atteindre l’accomplissement : son travail, son honneur, et même sa vie. Là encore, nous ne soutenons pas que cette structure soit entièrement nouvelle dans le cinéma, qui a représenté de nombreux personnages risquant de perdre jusqu’à leur vie à cause d’une liaison. Mais ce qui est ici frappant, c’est de constater que c’est à l’intérieur de cette liaison, au cœur-même de son intensité (la jouissance commune), que réside le danger de mort, potentiellement incarné par la partie féminine du couple.

Comme le fera Lost Highway quelques années plus tard, Basic Instinct présente donc le drame d’un personnage dont la quête de connaissance profonde de l’être aimé (son secret, ses mystères) échoue, et ce, de manière particulièrement tragique au moment de la possession physique (Nick ne sait même pas s’il terminera le rapport sexuel vivant...). Le film de Verhoeven évoque une forme exacerbée et ultra-sexuée du mélodrame insérée à l’intérieur d’une trame policière classique, un mélodrame dans lequel l’enjeu moral ou existentiel serait transformé en enjeu de vie ou de mort ; si l’on essaye d’interpréter symboliquement cette opération, on constate qu’elle débouche sur une vision particulièrement intense et violente de la passion et de ses excès. Comme le suggère le titre d’un des romans écrits par Catherine, "Love Hurts", la somatisation (coups, blessures, sang, mort) qui résulte de l’étreinte amoureuse est à considérer comme la projection d’un état psychique et affectif, celui de l’amant qui "perd" au jeu de la relation.

Le rapport entre Nick et Catherine est en effet conçu comme un défi, un affrontement, un jeu mortel. Ces deux personnages sont reliés par un net rapport de domination, qui provient de la disproportion entre leurs régimes affectifs et pulsionnels respectifs. L’un (Nick Curran, l’anti-Robocop en quelque sorte) est entièrement gouverné par ses pulsions : non seulement l’instinct sexuel mais également celles qui le poussent à reprendre simultanément la cigarette, l’alcool et la drogue (on apprend au début du film que Nick s’est sevré de l’ensemble de ces substances pendant plusieurs mois). L’autre (Catherine Trammell) est l’incarnation de la maîtrise totale des pulsions : non qu’elle n’en éprouve pas, mais elle possède l’immense pouvoir de les provoquer ou de les stopper lorsque cela lui semble bon, principalement à des fins "artistiques". C’est incontestablement là que se situe le vrai déséquilibre : elle est romancière et porte le même type d’intérêt à l’amour qu’à la pulsion homicide, qui suscite sa curiosité sur un plan strictement esthétique ; lui devient son personnage, l’instrument d’une création dont il paye le tribut à l’intérieur de son existence. Car c’est cela, la supériorité pathologique et infinie de Catherine : pour elle, tout est jeu, le sexe comme une enquête policière, l’amour comme la mort.

Dans la lignée du film noir hollywoodien, Basic Instinct dépeint donc un monde moralement ambigu, avec un héros fragile menacé par une femme fatale. A ceci près que cette dernière incarne ici une figure assez pure de la peur ressentie par l’homme et de la tension entre les sexes. Le film finit par décrire un univers profondément insécurisant, où tout le monde peut être fou, car soumis à des affects amoureux envahissants (Nick, Beth) ou à l’absence pathologique de ces mêmes affects (Catherine). Quant à la convocation d’un certain héritage des formes classiques dont le film explorerait le "refoulé", le procédé est poussé jusqu’à la réintégration de cette forme hollywoodienne un peu surannée qu’est la coda. Dans Basic Instinct, cette dernière livre le message profond et implacable du film : sous tous les lits que partagent deux personnes se trouve un pic à glace, car, symboliquement, il y a toujours à la fin quelqu’un qui meurt...

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 20 février 2006

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