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Sang et or

Néo-réalisme à Téhéran

Suivre un homme pour dépeindre une société, l’ambition de Panahi le situe dans la droite lignée du courant néo-réaliste italien d’après-guerre. Le cinéaste iranien livre un film très digne qui est en même temps un témoignage sans concession sur l’Iran d’aujourd’hui.


De moins en moins éclipsée par l’ombre imposante d’Abbas Kiarostami, une nouvelle génération de cinéastes iraniens livre depuis plusieurs années déjà des films remarquables au gré des festivals internationaux. Jafar Panahi en est un des chefs de file et son dernier film est une belle preuve de la vitalité de cette cinématographie atypique. Précisons tout de même ce que l’on entend par là.

Il est de plus en plus admis que le cinéma est plus une affaire d’auteurs qu’une affaire de nations ou de zones géographiques. Certes les films ont toujours une nationalité (ou plusieurs), mais devant la diversité et la singularité des talents que certains pays recèlent, il est nécessaire de réaliser la vanité teintée de résurgences coloniales qu’il y a à construire des discours généraux sur « le cinéma de (tel pays ou telle zone) ». Par exemple, qu’on discourt tant qu’on voudra sur « le cinéma japonais », mais il sera esthétiquement peu convaincant de rapprocher les œuvres de Kitano et Suwa, pour ne citer que ces deux-là, si du moins on ambitionne de dépasser le critère facile de l’exotisme. Néanmoins et pour des raisons surtout politiques, il semblerait qu’on puisse avec plus de pertinence parler d’un « cinéma iranien ».

Notons d’abord qu’être estampillé « cinéaste iranien » ce n’est pas toujours drôle. Difficile de faire des films dans son pays (financements soumis à conditions, censure politique et sexuelle, etc.) et de les montrer, difficile à l’étranger d’échapper aux éternelles récupérations d’une presse occidentale avide de « révélations » sur un des régimes politico-religieux les plus archaïques de la planète, difficile en somme de faire un film iranien qui ne soit pas immédiatement rangé dans la case « témoignage sur l’Iran ». Mais difficile également pour des artistes engagés d’ignorer la particularité du système socio-politique qui les englobe, difficile donc de faire l’économie d’un discours critique sous des formes plus ou moins directes (voire entièrement métaphoriques, comme dans Le Vent nous emportera de Kiarostami, Palme d’or à Cannes en 1999). En ce sens, on peut légitimement parler du « cinéma iranien » comme d’une entité digne d’études, qui engloberait sans les circonscrire les seuls films pris individuellement.

Avec Sang et or, pas de problèmes : le film de Panahi s’inscrit pleinement dans ce constat. Il s’agit clairement d’un film d’un temps et d’un lieu, qui nous parle de l’Iran comme, disons, Le Voleur de bicyclette parlait de l’Italie. C’est particulièrement vrai de quelques séquences parmi les plus terribles du film, comme celle où la milice religieuse arrête un à un les jeunes participants à une fête « à l’occidentale » (musique, rires...). Mais le film ne se limite pas à cette vision sans concession du fonctionnement d’une société névrosée. La comparaison avec Le Voleur de bicyclette va d’ailleurs plus loin qu’une simple mise en contexte. Le dépouillement extrême de la mise en scène, la photographie hyper-réaliste, l’absence de musique extra-diégétique, ainsi que cette volonté très forte de « filer » un personnage, le rythme du film étant commandé par celui des situations... tout cela conduit à rattacher le film de Panahi à la tradition esthétique du cinéma néo-réaliste tel qu’il s’est développé en Italie à la fin de la seconde guerre mondiale. A la base, une histoire à peine digne d’un entre-filet dans la page faits-divers des journaux, un drame de la misère quotidienne. Le message de Sang et or est donc tout autant social que politique, et le film y acquiert une portée universelle.

Le Cercle : le titre du précédent film de Panahi, caractérise la structure narrative en boucle de Sang et or, film qui se clôt au moment où il a commencé, au milieu du plan-séquence d’un hold-up raté qui mènera finalement son auteur au suicide. Entre ces deux morceaux de bravoure, on assiste à une poignée d’épisodes de la vie de Husain, colosse légèrement retardé en quête de dignité, figure symbolique d’un Lumpenproletariat relégué aux marges de la société. L’enjeu du film est de restituer cet engrenage de misère et d’humiliation qui l’a conduit au crime.

Livreur de pizzas taciturne, Husain côtoie chaque soir les classes supérieures dans le cadre de son travail. Relégué en permanence sur le seuil, il ne fait qu’entrevoir des intérieurs cossus qui dégagent les effluves d’un bonheur qui lui est inaccessible. Situation d’autant plus intolérable du fait de son exploitation économique et de la boue dans laquelle on le traîne lorsqu’il désire goûter, ne serait-ce qu’une fois, à cet univers de confort et de considération : c’est cette scène d’une froide cruauté dans la bijouterie (celle-là même qu’il reviendra braquer lorsqu’il aura atteint le point de non-retour), où tentant d’offrir une parure de mariage digne de ce nom à sa fiancée, il doit affronter la condescendance du vendeur et le mépris affiché du patron.

Tout au long de ce film très digne qui ne verse jamais dans le misérabilisme, Panahi reste admirablement fidèle à ses partis-pris : « filer » son personnage dans ce qui lui arrive de plus banal ou de plus sordide, sans fioritures ni maniérisme, de sorte que cette exigence finit par constituer la teneur même de la fiction et de l’effet qu’elle produit sur le spectateur. La force de Sang et or, c’est cette cohérence absolue, c’est aussi que l’absence apparente de jugement n’y dissimule en rien l’acuité du regard. Si « cinéma iranien » il y a, il a encore de beaux jours devant lui.

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 10 janvier 2005

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