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Shara, de Naomi Kawase

Eloge de la DV

La question des apports réels de l’outil DV dans le champ cinématographique a trop souvent été réduite à des aspects logistiques (légèreté, maniabilité, coût moindre...) et récupérée par l’éternel enjeu de la « démocratisation » d’une pratique artistique, le cinéma, qu’il rendrait potentiellement accessible à tous (parfois pour le meilleur, souvent pour le pire...). Il est temps de la réinvestir en des termes purement esthétiques. Eléments de réponse à travers le dernier film de Naomi Kawase.


Tourné en DV donc, Shara s’ouvre sur un prodigieux plan-séquence dont il est intéressant de retracer les étapes. La caméra commence par détailler l’intérieur d’un atelier dans lequel on fabrique de l’encre. Un lieu sombre et inoccupé, pris comme prétexte pour la mise en œuvre d’une véritable idée de cinéma : coupler chaque fonction du générique avec le phénomène dont elle a la charge. Ainsi le nom du directeur de la photo apparaît devant un rayon de lumière transperçant le plafond, celui de l’ingénieur du son au moment de l’irruption d’un bruit de cloche, etc.

La caméra se déplace ensuite vers l’intérieur d’une cour où deux enfants, des frères jumeaux, nettoient leurs jambes couvertes d’encre. L’un d’eux part soudain en courant et l’autre lui emboîte le pas. La caméra les suit dans leur course à travers les rues pendant un temps indéfini, en fait le temps nécessaire pour que, de simple exercice de style virtuose, le plan-séquence devienne une véritable déclaration esthétique. Ce qui n’est certes pas foncièrement nouveau. Mais ce qui fait la spécificité de Shara, notamment par rapport aux indépassables occurrences de La Soif du mal d’Orson Welles et La Corde d’Alfred Hitchcock (dans ce dernier le principe du plan-séquence était étendu au film entier), c’est bien l’utilisation de la DV. Explications.

Par son agilité, son acrobatique souplesse, son rendu immédiat des mouvements qui sont à la fois ceux des personnages et de l’opérateur (témoin cette course interminable, qu’elle épouse plus qu’elle n’accompagne), la caméra DV, l’outil même de la représentation, se fait ici vecteur de sensations nouvelles (car tout « fait plus vrai ») et confronte de façon inédite le spectateur à l’espace même de cette représentation (car le ralenti instaure quand même une certaine déréalisation). Ce que permet la DV, c’est donc un glissement ontologique du plan-séquence, de la performance pure (à quand le cut ?) à l’affirmation d’un rapport inédit entre la caméra et le monde : si les déplacements de la caméra sont effectivement complexes et virtuoses, il s’agit moins de se « regarder filmer » que de filmer « ce qui arrive », d’inscrire de façon plus directe et plus immédiate l’événement au sein du monde.

L’événement, c’est la volatilisation soudaine, au détour d’une rue, du garçon qui courait devant. La caméra, qui collait aux basques de son frère, enregistre en même temps que lui cette disparition, ce vide inexplicable que l’on éprouve d’autant plus intensément qu’il arrête le mouvement, qu’il annonce la fin du plan-séquence, et surtout qu’il ne se conçoit pas dans le monde à l’intérieur duquel la cinéaste, exploitant les propriétés intrinsèques de la DV, nous a plongés.

C’est cette idée même de la disparition qui est au cœur du film de Kawase, mais elle n’oriente pas pour autant la fiction vers une trame policière. Loin de là, le film reprend quelques années plus tard, les mêmes moins un, puisque on n’a jamais retrouvé le garçon disparu. Son frère Shun flirte avec sa jeune voisine Yu, qui apprend que sa mère, Shuko, l’a en fait adoptée à la naissance. Cette dernière aide Taku, le père de Shun, aux préparatifs d’une fête locale de la danse dont il a la responsabilité, tandis que sa femme se prépare à accoucher sous peu.

Ce résumé un peu lapidaire ne rend pas vraiment hommage à la complexité de Shara, film labyrinthique truffé de décalages subtils, de moments éphémères de vérité, d’une grande richesse visuelle et sonore. A l’image de cette scène plutôt bavarde de réunion des membres du comité des fêtes, que Kawase étire consciemment pour mieux en faire émerger un fait marquant (un échange de regards entre Shun et Yu), le film de Kawase est un film à l’échelle de l’homme, comme la ville dans laquelle il a été tourné (Nara, capitale historique du Japon et accessoirement ville natale de la cinéaste). L’espace constitutif des personnages, c’est leur maison, leur quartier, quelques rues, un jardin. Un espace peu étendu mais vibrant d’intensité que la caméra ne se lasse pas d’explorer.

Mobile et aérienne, la DV donne l’impression de pouvoir s’engouffrer dans chaque recoin, de capter le moindre détail, de restituer pleinement les atmosphères, de traquer l’émotion au plus près. L’élégance du traitement esthétique confinerait presque au panthéisme, s’il n’était heureusement désamorcé par une volonté permanente de réalisme, dans le meilleur sens du terme, celui de justesse. Film équilibriste, Shara doit aussi beaucoup à ses acteurs, tellement naturels qu’ils nous font presque oublier qu’ils jouent (voir à cet égard ce plan-séquence où la famille Aso apprend qu’on a découvert le corps du frère disparu).

La dernière demi-heure du film est une vraie splendeur. Il y a d’abord cette scène magnifique de la procession, où les danseurs évoluent en se mêlant sous la pluie, un des plus grands défis de mise en scène de l’année, une scène où il se passe infiniment de choses. Là encore une utilisation formidable de la DV, et, à l’arrivée, un éblouissant moment de cinéma. Et puis à la fin, l’accouchement de la mère, jouée par Naomi Kawase elle-même, scène sans doute moins renversante techniquement mais profondément bouleversante. Le film, qui s’était ouvert sur une disparition, sur l’idée de l’absence, se clôt sur une naissance et l’affirmation chaleureuse d’une micro-société. Cela fait vraiment beaucoup de raisons de voir Shara, qui fut la belle révélation du festival de Cannes 2003.

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 29 novembre 2004

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