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Les crabes ou les hôtes et les hôtes, de Roland Dubillard

Entre théâtre de l’absurde, théâtre comique et théâtre tragique, les Crabes ou les hôtes et les hôtes noie parfois son spectateur mais se presse de tendre une main bienveillante pour le repêcher avant qu’il ne coule définitivement. Le spectateur aurait dû se méfier dès le début : n’entend-il pas des bruits d’eau, des bruits de bulles qui remontent à la surface dans les instants qui précèdent l’arrivée des comédiens ?


Madame (Maria Verdi) - 6.9 ko
Madame (Maria Verdi)

Le canevas de la pièce Les crabes ou les hôtes et les hôtes, écrite en 1970 par Roland Dubillard, est simple. Une villa au bord de la mer doit être louée car les jeunes propriétaires de cette villa n’ont pas d’argent, les huissiers frappent même à leur porte. Les locataires arrivent, s’installent, prennent possession de la maison et y introduisent un ordre chaotique. Le texte prend inlassablement par rapport à cette trame narrative, des chemins de traverse, qui parfois perdent le spectateur. La pièce est reçue dans l’instant, avec une possibilité de retour immédiat sur le texte infime, même après une lecture. Que dit Roland Dubillard ? Pourquoi le dit-il ? Et pourquoi à ce moment précis ? Les réponses sont parfois difficiles à trouver et il faut quelques fois se résoudre à être emporté par ce flot de paroles, situé hors de toute convention, pour pouvoir voir enfin arriver une planche salvatrice.

Roland Dubillard - 3.2 ko
Roland Dubillard

Heureusement, Dubillard manie magistralement la langue. Il jongle avec les enchaînements, les rimes, les sonorités et offre un texte poétique, fait pour la diction. Les comédiens ne se privent pas pour jouer, digérer, interpréter, toujours avec beaucoup de talent leurs tirades. Parmi les comédiens, il faut noter la présence de Maya Mercer, qui joue la jeune femme de blanc vêtue, et qui n’est autre que la belle-fille de l’auteur (fille de l’auteur anglais David Mercer et de Maria Machado qui deviendra la femme de Roland Dubillard). Sa diction se veut monocorde, sa posture raide, par opposition à Madame la locataire, vêtue de noir, interprétée par Maria Verdi, explosive sur scène. Caterina Gozzi qui met en scène la pièce souligne que « cette matière dense est faite pour le comédien, elle s’ouvre au jeu interprétatif par son mouvement continu, son rythme, ses écarts, sa matière sonore ». Si le sens du texte reste parfois obscur, le style est en revanche toujours savoureux.

Monsieur (Thierry Bosc) - 2.2 ko
Monsieur (Thierry Bosc)

Ce texte est révélé par l’audacieuse mise en scène de Caterina Gozzi et par la talentueuse sonorisation d’Antonia Gozzi. Le spectateur est situé à l’extérieur de cette maison au bord de la mer, comme s’il était lui-même dans la mer et qu’il observait indiscrètement le déroulement des évènements. De légères percussions l’accueillent, accompagnées de bruits aqueux qui insufflent à la pièce un rythme initial soutenu. C’est séparé de l’intérieur par une grille de fer noir à la trame large et par un filet blanc à la trame serrée, qui sert à la projection d’éléments complétant le décor, que le spectateur assistera à la représentation. Le rideau blanc s’effondrera avec l’arrivée fracassante des locataires, qui marquera le début de l’engloutissement des jeunes gens (en blanc) par les locataires (en noir) qui incarnent une popularité nauséeuse. Monsieur le locataire, joué par Thierry Bosc est un crasseux vagabond effrayant et jovial, qui contraste avec l’aseptisé jeune homme (Luc Antoine Diquero). À partir de cette intrusion, la pièce se transformera peu à peu en un gigantesque champ de bataille.

La Jeune Femme (Maya Mercer) - 6.2 ko
La Jeune Femme (Maya Mercer)

Le tragique n’est pourtant jamais totalement tragique. Il se mêle au burlesque et au comique, de façon parfois un peu étonnante. L’arrivée de Maria Verdi (Madame) déguisée en chien restera un des moments déroutant (ou malvenu ?) de la pièce. Si rien n’est vraiment ancré dans le réel, si tout est vu à travers l’œil déformant de Dubillard, les interprétations sont si personnelles qu’elles deviennent ponctuellement inaccessibles. Le public accroche, puis décroche, puis accroche, puis décroche, tant et si bien qu’à la fin de la pièce, il s’est discrètement éclipsé, sans véritable ovation aux comédiens, pourtant tous convaincants.

Quelques extraits du texte :

J. homme : Allo le plombier, y a une fuite à notre baignoire J. femme : N’insiste pas mon chéri, ce plombier a la varicelle, il me l’a dit tout à l’heure. Il ne viendra pas, il a des trous plein la figure.

J. homme : Ne regarde pas mon nez comme si tu voulais le détruire ! J. femme : le connaître seulement !

J. femme : quel amour de chien ! Il n’est jamais là mais on s’attache à lui !

J. homme : Je ne paye pas de mine. Je couche ma bien-aimée dans un sac, je jette le sac au chien ou presque. Mais je n’ai pas toujours été ce que j’ai été, ni ce que je suis à plus forte raison. J’ai jamais été vraiment ce qu’on appelle « été » à proprement parlé, nan ? (se donne une gifle) Mais ce que je ne peux pas supporter, ce qu’il y en a qui se croit quelque chose et qui viennent se coller sur ma figure. T’as été moustique toi ? Eh bien tu l’es plus. Voilà ce qu’il disait papa, et là je le rejoins : moi il me faudrait plus qu’une gifle pour que tout ce que je n’ai pas été, ça s’écrase. Ce que je n’ai pas été, c’est pas du moustique, ça ne s’envoie pas comme ça dans l’aplatissement, dans le rien du tout, et maintenant tiens, va t’en, je t’oublie, ce que je n’ai pas été. Vous me croirez si vous voulez, je n’ai pas été capitaine de moustique. Capitaine de moustique, moi ? eh bien, ne me croyez pas, je l’étais. Là, je vous ai bien eu ! Je l’étais, je le suis toujours, capitaine de moustique ! Des moustiques, j’en ai vu ! Autrefois pendant la guerre, j’en avais tout un escadron sous mes ordres. Moi, au petit matin, fier de ma petite moustache, dans mon uniforme, je traversais les champs dont la rosée m’humidifiait les bottes et j’arrivais au pied de mon moustique. (...).

par Aurore Rubio
Article mis en ligne le 11 juin 2004 (réédition)
Publication originale 24 mars 2004

Informations pratiques :
- pièce : Les crabes ou les hôtes et les hôtes
- auteur : Roland Dubillard
- metteur en scène : Caterina Gozzi
- comédiens / troupe : Thierry Bosc (Monsieur), Luc-Antoine Diquero (Jeune homme), Maria Verdi (Madame), Maya Mercer (Jeune femme).
- dates : du jeudi 4 mars au dimanche 28 mars 2004
- lieu : Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt, 75 008 PARIS / Salle Roland Topor (86 places)
- réservation : 0 892 701 603 (0,34euros / min) et 01 44 95 98 00

Pour se procurer le texte : DUBILLARD Roland, Si Camille me voyait, suivi de Les crabes ou les hôtes et les hôtes, Paris, Collection Le Manteau d’Arlequin, NRF, Gallimard, 2004, 15,00 €

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