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Mods, de Serge Bozon

Film de bande, Mods fait figure d’OVNI dans le paysage français actuel. Le réalisateur et interprète Serge Bozon y détourne les conventions du film adolescent et du musical pour y filmer le malaise, la peur, la beauté et la poésie en toute liberté. Déconcertant et enthousiasmant.


(JPEG)Quatre jeunes hommes, coupe à l’anglaise typique années soixante, adossés à un mur, contemplent le vide qui leur fait face en échangeant à tour de rôle quelques mots. Leur phrasé est très court et étrange. Leur style de vie semble directement inspiré de celui des mods, comme l’indique explicitement le titre du second film de Serge Bozon. Dans son excellente chronique de l’âge d’or du rock intitulée Awopbopaloobop Alapbamboom, Nick Cohn décrit les membres de ce mouvement rock anglais de la deuxième moitié du milieu des années 60 en ces termes :

"C’étaient d’étranges petites créatures très soignées et chétives, qui conduisaient des scooters, mâchaient du chewing-gum et avalaient des pilules par centaines. Ce qu’ils affectionnaient par-dessus tout, c’était les sapes. Tout l’argent qu’ils possédaient ne servait qu’à une chose : les rendre encore plus beaux. (...) Ces mecs traînassaient en grandes tribus tandis que leurs nanas, complètement oubliées, les suivaient de loin. Ils dansaient tous seuls, profondément enfoncés dans des rêveries narcissiques. Ils ne souriaient pas. Quand, dans un club, se trouvait un miroir, la cohue était impitoyable pour se placer devant : on prenait des poses, on se pavanait. L’image de leur propre beauté leur suffisait pour décoller, se griser et se perdre."

Si l’intrigue de Mods n’a pas grand chose à voir avec l’Angleterre des années 60, le film ressuscite indéniablement l’esprit de ce court mouvement rock. Le cinéma de Serge Bozon cultive ici un goût immodéré de la pose, du style et de la mélancolie propre aux mods de l’époque. La mise en scène plutôt sobre frappe par son sens du cadre, de la fixité et de la durée. Toutefois, il faut être clair sur un point : Mods ne se soucie que très peu des étiquettes. Le film se plait à surprendre et déconcerter son spectateur en jouant constamment de l’artificialité et de la rupture. Film de campus, comédie musicale, doux air mélancolique, Mods se joue de toutes les conventions pour mieux tracer son propre sillon en toute liberté.

(JPEG)L’histoire débute avec l’arrivée dans une "maison des étudiants" de François et Paul, militaires de métiers, appelés par une mystérieuse Anna au chevet de leur frère Edouard, tombé en dépression. Héros et modèle pour les quelques habitants de cette résidence universitaire, ce dernier refuse de manger, de parler ou de quitter son lit. Tous s’inquiètent de son sort, aussi bien la surveillante chargée de faire respecter l’ordre que la serveuse du bar qui passe ses journées à contempler son portrait caché dans un livre. L’aura de ce personnage sur les femmes qui l’entourent et aussi mystérieuse et incompréhensible que le mal qui l’habite.

Venus sauver leur frère, François et Paul passent leurs journées à faire tout autre chose. Ils participent ainsi à l’éthique du détournement qui travaille Mods. Rien n’est jamais comme il devrait l’être. Le responsable de la maison prend des cours d’autorité auprès de son assistante, le médecin des lieux interroge sans cesse ces patients sur l’effet qu’il produit sur eux, une femme en train de lire cache en réalité une amoureuse éperdue qui ne peut détacher son regard une seconde de celui qu’elle aime. François et Paul passent donc leur temps à déambuler dans les couloirs, dialoguer, faire des rencontres. Leur seul problème est qu’ils n’arrivent pas facilement à se faire accepter. Ils sont sans cesse victimes des étiquettes qu’on leur colle, que ce soit celles de "provinciaux", des "militaires" ou des "ploucs". Leur singularité est sans cesse niée par des a priori qui s’intégrent dans toute une mécanique de la vie, sans cesse présente dans le film. Mods multiplie les répétitions de gestes, de lieux et de phrases qui traduisent un certain malaise et la monotonie du quotidien de chacun relégué à sa fonction. Catherine est ainsi sans cesse apparentée à la professeur cultivée en besoin d’évasion. Le film présente en apparence un monde rigide avec ses codes secrets et arbitraires.

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La présentation d’une telle mécanique n’est jamais une fin en soi puisque le but réel de Mods est de la subvertir. Le film, au fur et à mesure de son court déroulement (il ne dure qu’une heure), introduit toute une série de subtiles variations qui rend à chacun sa complexité et sa singularité. Paul et François, la plupart du temps collés l’uns à l’autre, formant par moment un corps à deux, se séparent brièvement quand un des deux va rendre ses visites seuls à la jeune femme qui s’occupe des boissons. De même, plus tard, le cadet prend position pour Edouard contre son aîné alors que tous les deux militaires s’opposaient jusqu’ici au caractère artistique du plus jeune. De telles subtiles variations s’appliquent à tous les groupes de personnage. Un des quatre mods prend par moment une voix plus haut perchée que les autres. La professeur se montre moins attachée à sa sortie nocturne que les deux hommes le pensaient quand tout le campus est mis en quarantaine et qu’elle doit s’occuper des escaliers. La mise en scène travaille également au détournement quand deux adolescents regardant par une fenêtre transforment le campus en une prison. Cette rupture des conventions prend surtout forme dans les courts moments de comédie musicale, accompagnant des morceaux typiquement mods des années 66-67. Ceux-ci s’intègrent dans la narration de manière complètement arbitraire. A un moment, le récit s’interrompt laissant place à de petites chorégraphies se jouant des décors et des liens qui pouvaient exister entre les personnages. Le mouvement, la circulation des corps prennent alors le pas sur la fixité, l’isolement, le mécanique. Les étiquettes s’effacent derrière le spectacle.

(JPEG)Cet art du décalage et du contrepied produit de l’humour, de la beauté et une poésie qui servent d’antidote au malaise adolescent qui imprègne l’atmosphère du film. Mods est habité par la peur et l’isolement. Les mots se répondent mais il n’y a pas d’échanges. Les moments de comédie musicale n’ont rien non plus de flamboyant. Les personnages n’y sourient pas plus, les mouvements n’ont rien d’enlevé ou d’extraordinaire. Mods n’en dégage pas moins une aura et une singularité pleine de mystère qui s’impose progressivement, par petites touches. La dernière scène, dans laquelle est enfin révélée l’origine du mal d’Edouard, est de toute beauté. Elle s’apparente à une sorte de bouquet final dans lequel Serge Bozon parvient à faire ressortir toute la poésie et la tristesse de son art. Un couple désormais séparé y rejoue en dansant leurs derniers moments passés ensemble. La force du film vient de sa croyance que toute la vie ne sera qu’une répétition de ses premiers instants de bonheur et de tristesse. Brouillant les pistes de l’espace et du temps, Mods nous rappelle sur un mode mineur mais essentiel que l’adolescence n’a plus d’époque. Nous avons tous en nous encore quelque chose de mods.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 22 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 26 juin 2003

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