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Oasis

Les histoires de marginaux sont une intelligente manière de questionner la norme. Dans la lignée des Idiots de Lars Von Trier, le cinéaste coréen Lee Chang-dong s’interroge sur les impasses de sa société. Sans affect, le cinéaste nous met face à ce que l’on refuse de voir tous les jours. Il nous rappelle au passage que le monde est d’abord comme on le voit. Il ne tient qu’à nous d’en faire une Oasis.


Une scène d’Oasis, le nouveau long métrage de Lee Chang-dong après Peppermint candy, résume à elle seule le projet du film : le personnage principal, Hong Jong-du, roule à moto sur une route de nuit. Sur son chemin, il croise une équipe de cinéma avançant dans l’autre sens. Ne suivant que ses envies, il fait subitement demi-tour et vient se coller à eux. L’équipe tourne une scène de voiture de nuit. Hong Jong-du s’étonne de leur manière de filmer. Un couple discute dans une voiture en réalité immobilisée sur un autre véhicule. La présence du motocycliste dans le cadre oblige l’équipe de tournage à s’arrêter et à lui demander de se pousser. C’est mal connaître Hong Jong-du. Seule une chute au bout de quelques instants finit par l’arrêter. Sonné, il reste au sol. Personne ne vient s’occuper de lui. Oasis, c’est l’histoire de deux personnages qui essaient de forcer le cadre que la société leur refuse. Le réalisateur oppose dans cette scène l’artifice d’un cinéma commercial à l’âpre vérité de son personnage. Lee Chang-dong veut regarder la société coréenne en face.

(JPEG)Cette approche documentaire est sensible dès les premières minutes du film. Passé le générique, qui nous amène progressivement de l’ombre à la lumière, Hong Jong-du se retrouve à la rue. Il sort de prison pour homicide involontaire, ayant fauché de nuit, avec sa voiture, un homme qu’il n’avait pas vu. Avec sa démarche chaloupée et sa chemise à manches courtes en plein hiver, il ne passe pas inaperçu. En plans plus ou moins larges, Lee Chang-dong filme autant l’étrangeté de son personnage que l’indifférence, voire l’hostilité du monde qui l’entoure.

Oasis est construit tout entier sur l’opposition de deux regards. Le premier est celui de Monsieur-tout-le-monde, plein d’a priori sur les autres. C’est un regard normatif qui cherche à faire entrer les individus dans des cases. Hong Jong-du, 29 ans, est perçu par ses frères comme un éternel adolescent. Pour la police, c’est un individu dangereux déjà auteur d’une agression, d’une tentative de viol et d’un homicide involontaire. Un marginal. Sans travail, il erre, fait des rencontres, s’amuse. Plein de compassion, il rend visite à la famille de l’homme qu’il a tué pour dire qu’il est désolé et y fait la rencontre de Gong-Ju, une jeune femme atteinte d’une grave paralysie du cerveau. Elle s’exprime avec beaucoup de difficultés et ne peut rester en place. Le moindre petit mouvement, la moindre parole prononcée est le résultat d’un long combat contre elle-même. Le regard normatif de ses proches la cantonne dans son handicap. Personne ne s’occupe d’elle. Elle reste cloîtrée dans sa chambre à écouter la radio. Ce premier regard c’est donc celui des autorités policières ou religieuses, des familles, des gens dans la rue mais aussi celui du spectateur quand il découvre les personnages. Ayant appris qu’il avait déjà été condamné pour tentative de viol, une inquiétude apparaît quand il aborde deux jeunes adolescentes dans la rue ou quand il se rend seul chez Gong-Ju.

(JPEG)A ce premier regard s’oppose celui du personnage et du réalisateur. Plein de générosité, il va voir au-delà des apparences que l’on peut avoir pour se concentrer sur l’humain qu’il y a derrière. Filmé dans son quotidien, Hong Jong-du apparaît peu à peu comme un individu libre qui ne se soucie pas du regard des autres. Il ne fait que ce qu’il veut, démontrant une vraie curiosité pour les autres. En voyant Gong-Ju, il devine tout de suite que derrière le handicap se cache une jolie femme. Il est intéressant de noter que le réalisateur s’évertue à ne jamais donner de nom aux troubles du comportement de ses deux personnages. Il ne cherche pas à les qualifier de manière réductrice.

La réussite d’Oasis, c’est d’amener le spectateur à passer, au fur et à mesure que l’intrigue progresse, d’un regard à l’autre. Lee Chang-dong passe en force. En filmant dans la durée ses personnages de manière frontale, le cinéaste nous habitue à leur présence et à leurs tics de comportement. Il les isole dans une relation amoureuse où ils peuvent être eux-mêmes. Le spectateur peut alors voir au-delà de sa première impression. C’est surtout très frappant pour Gong-Ju. Alors que ses mouvements brusques, ses râles sont d’abord assimilés à la seule expression d’une souffrance, on découvre peu à peu un langage, des émotions, des sourires. Grâce à l’insistance de la caméra de Lee Chang-dong, les deux personnages accèdent tout simplement au statut d’êtres humains avec leurs joies, leurs souffrances, leurs désirs, leurs rêves... Une fois ces barrières brisées, le retour d’un regard normatif de la société est vécu de plus en plus durement par le spectateur. La norme est en réalité répressive, castratrice. La société refuse d’imaginer ne serait-ce que la possibilité d’un amour entre les deux personnages. A ce jeu là, Gong-ju et Hong Jong-du ne peuvent que perdre. Leur problème, c’est justement qu’ils ne peuvent pas rester en place. Il est impossible de les mettre dans un cadre. Ils n’arrêtent pas de bouger, de trembler. Ils débordent de partout. La caméra a parfois du mal à les suivre.

(JPEG)Lee Chang-dong a l’idée géniale de transformer le handicap de son personnage principal en un corps burlesque en butte avec le monde à la manière de Chaplin. Il modifie ainsi tout ce qui l’entoure. Le film distille progressivement des touches d’humour et de poésie qui tranchent avec le réalisme. Elles n’en sont que plus belles. Lee Chang-dong filme ainsi le vol d’un oiseau pris au piège dans une chambre, celui de papillons blancs ou une danse enivrante en présence de pétales de fleurs, d’un jeune enfant et d’un éléphant. Ces quelques scènes sont une oasis perdu au milieu de la déprime ambiante. Pour changer le monde, il faut déjà apprendre à la voir différemment. Imaginer derrière les uns et les autres des princesses et des généraux, voir dans une autoroute une piste de danse. Devant nos yeux ébahis, Gong-ju apparaît pour Hong Jong-du, soudainement, dans toute sa splendeur.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 27 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 15 novembre 2003

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