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Eurêka, de Shinji Aoyama

Kozue et son grand frère, Naoki rescapés d’une prise d’otage tentent peu à peu de se remettre de cette expérience traumatisante sur l’île de Kyushu. D’abord, il y a la largeur des prises de vue que le format scope ne fait que rendre plus puissantes, et plus empreintes d’un souffle élévateur. Ensuite, il y a le choix du noir et blanc tiré sur pellicule couleur qui confère aux images ce ton sépia, à la fois mélancolique et d’une douceur extrême. Et puis au centre de cet amalgame de recherches esthétiques, il y a le récit de trois vies qui n’en font qu’une parce qu’elles ont conflué dans le torrent d’une expérience dévastatrice, "surgie comme une catastrophe naturelle".


La caméra les fixe, les approche dans leur douleur muette, les entoure (à la manière de Kiyoshi Kurosawa, dont le réalisateur fut l’assistant et admet s’être beaucoup inspiré), et s’accroche à ces liens invisibles qui persistent à lier les enfants, pourtant enfermés dans le mutisme, entre eux, et au chauffeur du bus. Les images submergent le regard dans l’immensité des plaines sauvages d’un pays a priori tout petit, d’une île, celle de Kiushu. La profondeur de champ, scrupuleusement préservée dans un récit intimiste, permet à l’esprit d’appréhender l’horreur de la douleur avec toute l’espérance que cela doit comporter pour celui qui essaye de continuer à vivre. Ainsi, à vélo, comme les enfants lorsqu’ils partent à la ville faire les courses, ou en bus, dans le voyage qui les éloigne de leur traumatisme, les héros de ce film ne sont que les éléments complémentaires du macrocosme qui les abrite. Et nécessairement le mal qui les habite se répand alors comme une traînée de poudre sur ces espaces sans fin.

C’est pour cette dernière raison que le chauffeur de bus, Makoto, n’a d’autres issues que de quitter le domicile familial, de rompre avec ce qui jusqu’ici fut un environnement heureux. Dans la douleur intérieure d’avoir survécu à l’aventure du bus, il y a la fuite, nécessaire pour "recommencer". Or, tel que le lui dit par la suite son ex-femme, il n’était pas possible de recommencer, seulement de continuer.

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Makoto a compris cette réalité à la vue de la maison des enfants, dont il n’eut pas de nouvelles après le drame. Dans un plan légèrement mouvant, la maison nous apparaît ainsi à deux reprises, toute petite, noyée dans la végétation. Comme tout dans le film, elle semble avoir perdu son auréole de vie. Et c’est peu à peu que les trois personnages, de nouveau réunis dans le rituel du quotidien et non plus dans l’exception de l’événement, réapprennent à sentir. Le bol rempli de légumes, sur lequel sont posés les baguettes, montré en très gros plan juste après l’accident, comme pour souligner que la vie s’est arrêté là, se remplit chaque soir, et les enfants mangent avec indifférence, sinon avec appétit. Premier pas vers une résurrection.

Dans ce nouveau schéma qui s’esquisse, où un frère et une soeur s’unissent à un étranger célibataire, un quatrième personnage prend place. Il est l’élément indispensable à la mémoire du vieil équilibre, c’est à dire à la structure mentale. Quatrième du couple parent-enfant, quatrième du face à face meurtrier, quatrième exclu de ce qui lie les trois autres, sorte de témoin. Quatre, "Shi" en japonais, qui signifie aussi la mort. C’est ce que semble dire Kozue, à la fin du film, lorsqu’elle lance au loin des coquillages auxquels elle donne les noms de tous ces personnages. Comme si, bons ou mauvais, il fallait les réunir pour abolir le traumatisme qu’ils portent chacun pour l’enfant.

La douleur ne se dit pas. Tout au plus quelques larmes sur le visage de la petite fille. Mais surtout une absence cruelle de mots qui semblent faire écho à la toute première phrase du film : "Un raz-de-marée va venir. Et j’en suis sûre, tout le monde disparaîtra". Dès lors, le réalisateur a habilement recours aux effets visuels les plus révélateurs d’une vie intérieure malgré les mots pour la dire. Et de jouer sur les très gros plans de visage qui succèdent à des paysages sans fin, pour rappeler la douleur : telles les figures défigurées des enfants à l’arrivée de Makoto puis de leur cousin, celle de Kosue fixant le train qui vient vers elle. Ou encore l’expression d’une profondeur attachante du chauffeur de bus qu’extériorise la jeune fille sur la petite image d’un polaroïd (étonnant Koji Yakusho, rôle principal dans L’anguille de Shoei Imamura, et Cure et Charisma de Kiyoshi Kurosawa). Dans ces moments, la durée de la prise est merveilleusement plus longue que de rigueur. Impossible donc d’y échapper et de se laisser porter par les méandres narratifs du voyage. Eux qui d’ailleurs n’auraient pas de sens sans ces intercalations "photographiques".

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La durée du film, c’est encore le chemin nécessaire pour parvenir à bout de tant de souffrance, parce que rien ne pouvait se résoudre sans la fuite du temps. Le film se construit sur deux parties essentielles : celle de la douleur vécue apparentée au bus meurtrier, et celle de son abolition progressive grâce au voyage dans le nouveau bus. Et même si au cours du voyage, le drame trouve encore la place de s’introduire (Naoki, meurtrier nocturne de jeunes femmes, se rend à la police), la fin révèle un achèvement par retour sur le passé et dépassement de celui-ci. Kosue entre dans la mer comme dans l’eau de la grâce chère à Claudel, et semble prendre un souffle nouveau. En arrière-plan, Makoto tient dans sa main le mouchoir maculé du sang qu’il crache, mais sourit pourtant, parce que la jeune fille revit pour eux tous : "Kaerô" (On rentre ! ) crie-t-il à Kosue. : "C’est l’équivalent du "Let’s go home Debbie !" à la fin de La Prisonnière du Désert dit Aoyama. Eureka n’en a pas l’air mais en fait c’est un western !".

par Louise Labib
Article mis en ligne le 25 août 2004 (réédition)
Publication originale 29 novembre 2000

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