Cinéma · Musique · Littérature · Scènes · Arts plastiques · Alter-art 

accueil > Cinéma > article

Suzhou River

Il ne faut pas se laisser tromper par son titre : le personnage principal de Suzhou River n’est pas la rivière au fil de laquelle le film s’écoulerait paisiblement, "à l’orientale". C’est un film heurté, une réflexion très personnelle autour d’une question unique (qu’est-ce que j’impose aux autres par l’acte de filmer) et d’une idée fixe : la violence de la caméra.


Le mouvement de la rivière, celui d’un écoulement tranquille accompagné par la lente progression de la caméra, n’est que l’un des éléments qui visent à ce que le lecteur s’identifie au vidéaste-narrateur. La bande-son, tantôt mélodique tantôt plus dramatisante, renforce par des roulements de tambour une mise en scène qui accuse les contrastes soulignés par la mise en scène. Des quais paisibles de la rivière aux grandes constructions artificielles filmées de plusieurs points de vue qui s’enchaînent rapidement par le travail de montage, le spectateur se perd dans cette ville qu’il ne connaît pas ; et la voix chaude et objective du cinéaste l’impose comme son seul ami, son guide.

Dans ces premiers plans, Lou Ye filme exactement comme il écrirait à la première personne. Et les images révèlent progressivement les ambiguïtés de l’utilisation de la caméra subjective. Le baiser de Mei-Mei atteint un sommet dans l’identification ; mais, par sa douceur trop proche, sa tendresse trop intime, il commence de briser le pacte entre le cinéaste et son spectateur. La gêne s’installe.

La deuxième partie de Suzhou River ressemble davantage à un film classique, parce qu’il quitte l’introspection pour réintégrer la dimension du récit. Mais c’est un récit miné, puisqu’on sait que les images du conte de Mardar et Moudan sont filmées, filmées par celui qui regardait - de sa fenêtre - son amie traverser la rue les bras croisés et voyait, furtivement, passer Mardar sur sa moto. Celui qui est derrière la caméra rêve : " Et si Mardar était truand, et si... " ; il crée les images de son rêve. Le conte est un fantasme ; la contre-plongée une descente dans l’imaginaire du cinéaste.

La référence principale de Lou Ye n’est donc pas à un film, ou un réalisateur particulier. Mais à une idée très simple, qui est presque un lieu commun : que le cinéma, en se prétendant objectif, ment. La difficulté étant, on le sait, non de comprendre ce mensonge mais de l’illustrer, de le rendre évident au spectateur. Dans cette recherche, il rejoint les travaux de plusieurs metteurs en scène parmi les plus grands. Il les rencontre plus qu’il ne s’y réfère.

La rencontre avec Hitchcock est la plus visible. Vertigo présentait la même identification pernicieuse, pour la détruire. James Stewart, le grand-garçon-si-gentil des films de Frank Capra, devenait fou sous les yeux du spectateur effrayé. La caméra descendait par des contre-plongées vertigineuses, là aussi, dans son inconscient. Et la mort de Kim Novak était un meurtre, celui d’un cinéma objectif et innocent.

Et quand le conte rejoint la "réalité" de la première partie, quand Mardar frappe à la porte du vidéaste, le spectateur comprend que celui-ci n’a en fait jamais quitté l’oeil de la caméra, qui n’a jamais cessé d’être utilisée, orientée, subjective. Et l’obsession, dont les détails se multiplient dans cette dernière partie, est l’essence même de cet objectif dont le nom même est une trahison. Suzhou River rejoint Vertigo dans sa nature obsessionnelle, la femme perdue (ici Moudan) que l’on cherche dans celle qu’on vient de trouver (Mei Mei). Mais ce qui restait caché dans le film d’Hitchcock, c’est à dire l’obsession du cinéaste lui-même, est révélé dans Suzhou River. Lou Ye met en scène son double, le narrateur, en le projetant dans l’action où il n’est pas l’homme rassurant et bon qu’il prétendait être dans les premiers plans, mais un être violent et lâche. L’accusation désabusée de Mardar, devant un verre de vodka "herbe de bison", est le dernier acte dans la destruction de l’identification du spectateur.

Métaphoriquement, on ne voit du cinéaste que ses mains. Et quand elles entourent le visage de Mei Mei à la fin du film on ne peut s’empêcher de penser à cette caméra dont il s’est servi comme d’une emprise sur elle. On songe à une scène où ses mains, comme un prolongement de l’œil du cyclope, l’étrangleraient. La violence de la caméra est réelle. Et le retour à la rivière, qui clôt le film et s’ouvre d’une manière ironique et désespérée sur un ailleurs qui n’existe pas, distille un malaise persistant.

par Stéphane Bonhomme
Article mis en ligne le 13 décembre 2004 (réédition)
Publication originale 11 octobre 2000

imprimer

réagir sur le forum

outils de recherche

en savoir plus sur Artelio

écrire sur le site