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La fin-retournement-de-crêpes

Avertissement : cet article commet un sacrilège ! On y raconte la fin de Citizen Kane, mais aussi de Usual Suspects, de Sixième Sens et de Fight Club. Si vous n’avez pas vu un de ces films, faites demi-tour ! Si vous restez, vous aurez droit à quelques réflexions sur le pouvoir de manipulation du cinéma.


1er mai 1941 : Citizen Kane sort enfin à New-York. Un film immense qui engendra la polémique (le héros, Charles Foster Kane, partageant de nombreuses caractéristiques avec William Rudolph Hearst, magnat de la presse qui a plusieurs fois tenté d’empêcher la sortie du film) mais qui fut salué d’emblée par le grand public. Un film d’autant plus immense que Citizen Kane s’est imposé depuis comme une référence cinéphilique phare en raison de sa maîtrise inédite de la grammaire cinématographique, mais également des ses innovations narratives.

Eh oui ! la déconstruction du récit, le morcellement des points de vue, le recours au flash-back ou encore l’utilisation de fausses images d’actualité en guise d’introduction, autant de techniques narratives très employées aujourd’hui qui furent à cette occasion "inventées" par Orson Welles.

Mais l’élément scénaristique qui reste le plus frappant à la vision du film, c’est cette fameuse fin, énigmatique et émouvante : un long travelling sur l’ensemble des affaires (cartons, meubles, bibelots) accumulés par Kane au cours de sa vie, qui se termine sur une luge d’enfant portant l’inscription "Rosebud". En un seul mouvement de caméra final et définitif, le film adopte alors un nouveau sens. L’image de la luge provoque en effet dans l’esprit du spectateur un rapprochement entre deux autres images : celle de Kane enfant accroché à sa luge au milieu de la neige et celle de Kane vieilli prononçant en gros plan le mot "Rosebud". La juxtaposition mentale de ces trois images crée une émotion visuelle qui permet alors au spectateur de donner un autre sens, plus profond, au film qu’il vient de voir. Le spectateur comprend visuellement, en une fraction de seconde, que le personnage principal autour duquel est construit l’intégralité du film est en fait resté un enfant en quête d’absolu, et que le vieillard agonisant, en articulant les trois syllabes du mot "Rosebud", en appelle à la part d’innocence à laquelle chaque individu renonce lorsqu’il passe à l’âge adulte.

"Rosebud" a été maintes et maintes fois commenté, mais ce qui retient mon attention ici, c’est la façon dont, en un plan, Orson Welles arrive à créer une émotion et, dans le même temps, à donner un autre sens à l’histoire qui vient de se dérouler devant nos yeux. C’est ce que j’appellerai la fin-retournement-de-crèpes, faute d’une meilleure expression. Cette technique narrative est pour moi une des plus puissantes, dans la mesure où elle est proprement et exclusivement cinématographique. Ce que je veux dire par là, c’est que l’émotion visuelle qui fait avancer le récit naît d’un plan ou d’un enchaînement de plans, et non pas, comme c’est généralement le cas, du sujet filmé. L’émotion au cinéma passe généralement par le regard d’un enfant, par les larmes d’un personnage ou par n’importe quelle image qui, de fait, est déjà émouvante quand on la rencontre dans la vie. Certes, le visage de l’enfant ou du personnage en train de pleurer est d’autant plus émouvant qu’il est correctement éclairé et filmé, mais ce qui prime avant tout dans l’émotion, c’est le sujet. Dans le cas de la fin-retournement-de-crèpes, la luge en elle-même n’est pas émouvante. C’est en la plaçant au bout d’un travelling lui-même monté à la fin du film que Welles donne à la luge un pouvoir émotionnel ; c’est parce que cette image fait explicitement référence à deux autres images-clés que l’émotion visuelle se manifeste et que le spectateur comprend la portée narrative du plan final.

Dans les enquêtes policières classiques (je pense à des films français de la même époque que Citizen Kane, tels L’assassin habite au 21 ou Le corbeau de l’excellent Henri-Georges Clouzot), la clé de l’énigme est livrée verbalement à la fin par un des personnages et le spectateur qui visionnera une deuxième fois le film donnera plus d’importance à certains éléments du film et moins à certaines fausses pistes parce qu’il connaitrea le nom du coupable. La fin-retournement-de-crèpes donne également envie de reconsidérer le film à la lumière de l’information capitale délivrée en conclusion, à la différence près que l’information est cette fois-ci donnée visuellement et émotionnellement, soit de façon beaucoup plus forte et convaincante. Et j’ajouterai, de façon beaucoup plus intéressante : il est en effet excessivement difficile de faire avancer le récit en passant uniquement par l’image et l’émotion, et cela nécessite une maîtrise parfaite du langage cinématographique et un intérêt prononcé pour la narration et la manipulation du spectateur.

Récemment, la fin-retournement-de-crèpes a été utilisée de façon particulièrement brillante et sophistiquée et je vais tenter d’en dégager quelques exemples. Ces exemples n’ont rien d’exhaustif.

La fin de Usual Suspects de Bryan Synger (1995) est, à cet égard, particulièrement brillante. Le film repose comme Citizen Kane sur un personnage énigmatique, Keyser Soze, mais le mystère qui entoure ce personnage relève cette fois-ci du fait qu’on ne le voit jamais et qu’il semble pourtant tout manipuler. La structure du film ressemble également à celle de Citizen Kane, puisque l’histoire est racontée en flash-back selon le point de vue d’un personnage interprété par Kevin Spacey. En une petite dizaine de gros plans très rapides, le flic qui a interrogé et qui vient de relâcher Kevin Spacey va se rendre compte en même temps que le spectateur du fait qu’il a été manipulé tout au long du film. Les gros plans soulignent en effet des inscriptions présentes dans le bureau où a eu lieu l’interrogatoire (noms de personnes, marques) qui sont autant de noms de personnages ou de lieux utilisés par Kevin Spacey dans son histoire. En une fraction de seconde encore, le flic (Chazz Palmintieri) comprend que le récit qu’on vient de lui faire a été totalement inventé par Spacey, qui s’avère donc être le fameux Keyser Soze. L’émotion, ici la surprise, laisse ensuite la place au plaisir tiré de l’habileté avec laquelle le metteur en scène a trompé le spectateur pendant plus d’une heure et demie. Tous les flash-back sont alors quasiment faux, et revoir le film en sachant cela est une expérience délectable, expérience que la ressortie du film en salles cet été vous donnera l’occasion de vivre. La fin-retournement-de-crèpe apparaît comme une démonstration : ce que l’on a pris pour la réalité n’était pas la réalité. Et il y a de la jubilation à voir avec quel brio Bryan Synger discrédite en quelques petites secondes un mensonge qu’il a passé tout un film à construire.

Depuis deux ans, un réalisateur s’est imposé comme un maître dans l’art de la fin-retournement-de-crèpes. M. Night Shyamalan, avec Sixième Sens (1999) et Incassable (2000), a élaboré une mécanique scénaristique puissante et l’a mis en scène en se reposant principalement sur le pouvoir d’évocation visuel. C’est particulièrement vrai pour Sixième Sens, où la fin adopte le principe de juxtaposition d’images pour faire naître l’émotion et donner un nouveau sens au récit. Contrairement à Orson Welles, Shyamalan ne suggère pas au spectateur de juxtaposer des images déjà vues dans le film mais il décide de monter lui-même ces images les unes à la suite des autres. Des images qui n’avaient aucun lien se trouvent tout à coup reliées et, comme dans Usual Suspects, le héros prend conscience en quelques secondes et en même temps que le spectateur d’une nouvelle réalité. Là où Shyamalan s’illustre, c’est par le refus de recourir à des inscriptions : l’image, rien que l’image, aucune information n’est communiquée par écrit ou par oral. C’est donc encore plus brillant formellement, et la surprise, l’émotion ainsi que le plaisir tiré de la manipulation s’en trouvent multipliés. Et j’ai même réussi à parler de la fin de Sixième Sens sans révéler que, en fait, le héros (Bruce Willis) n’est pas présent physiquement tout au long du film puisque c’est un esprit et qu’il est mort.

Un autre film a utilisé brillamment l’apparition physique du personnage à l’écran, alors même que dans la réalité il ne devrait pas y figurer : Fight Club de David Fincher. A proprement parler, la révélation (Tyler Durden-Brad Pitt n’est en réalité qu’un personnage inventé par le narrateur-Edward Norton dans un accès de schizophrénie) n’est pas une fin-retournement-de-crèpes puisqu’elle n’intervient pas à la fin. D’autre part, Fincher utilise d’autres ressources que l’image pour faire comprendre cette nouvelle réalité au spectateur, il ne se contente pas de quelques plans en quelques secondes. Cela dit, Fight Club est plus riche dans sa thématique que cet aspect "révélations", et il aurait été inapproprié d’insister lourdement sur cet aspect des choses. On retrouve tout de même la logique de "retournement de sens" (Fight Club mérite d’être revu en sachant que Tyler Durden est imaginaire, on saisit alors toutes les nuances de la mise en scène de la schizophrénie par Fincher), ce qui peut faire penser à un mouvement de fond dans le cinéma américain contemporain qui revendique l’illusion et la manipulation comme parties prenantes du cinéma, tout en sophistiquant la narration, au point de multiplier les niveaux de "réalités". Une sorte de "courant Matrix"...

Comme un antidote à la fin-retournement-de-crèpes, citons Barton Fink (1991) des frères Coen dont la fin, délibérément absurde, semble ne rien expliquer du tout (le personnage principal se retrouve sur une plage où une jeune femme prend la même pose que celle entrevue dans un tableau présent auparavant dans le film) et, surtout, 2001, Odyssée de l’espace (1968) et Shining (1980), de Stanley Kubrick. Je ne m’attarderai pas sur 2001, la fin du film ayant déjà fait couler beaucoup d’encre. Je ferai juste remarquer que l’image finale, d’une rare perfection et au pouvoir d’évocation symbolique fort, semble à la fois vouloir émouvoir et expliquer, sans y arriver tout à fait. C’est plutôt une fin en forme d’interrogation, même si elle invite à reconsidérer le film sous un autre angle. Le plan final de Shining, en revanche, ressemble plus à un pied-de-nez fait à la convention de genre. Un travelling, comme chez Welles, finit sur une photo où on voit le personnage principal (Jack Nicholson) poser en tenue de soirée en compagnie d’autres personnes, dans une autre époque que celle du film. On a le sentiment que cette image signifie quelque chose, elle évoque en tous cas une certaine émotion puisque Nicholson vient de mourir, mais on a beau retourner le schmilblick dans tous les sens, pas une once de cohérence dans cette fin. Au petit jeu de la manipulation du spectateur, Kubrick semble encore une fois le plus fort.

par Vladimir Rodionoff
Article mis en ligne le 22 juin 2004 (réédition)
Publication originale 5 février 2002

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