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A History of violence

La métamorphose de la vie quotidienne

Enième variation sur le processus de mutation, le dix-septième long métrage du maître de Toronto est à prendre pour ce qu’il est : un nouveau coup d’éclat.


Naissance d’une histoire de violence

A History of violence constitue une trouée dans la filmographie du réalisateur canadien. Marginal du système hollywoodien, cinéaste métaphysique du corps-machine, farouche admirateur de l’écrivain William Burroughs, David Cronenberg s’était jusqu’ici toujours tenu plus ou moins à l’écart des sujets "classiques". Film de commande, librement inspiré de la bande dessinée de Vince Locke et John Wagner, son dernier film était ainsi annoncé comme un projet mineur destiné à un public plus large sur le marché américain, après le semi-échec de Spider jugé trop personnel, trop étrange et donc trop hermétique. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas parce qu’il traite d’une intrigue de facture classique et formellement linéaire, que le dernier-né cronenberguien ne s’affiche pas pour autant comme un chef-d’œuvre empreint de la patte artiste de son maître. Car, malgré un sujet imposé dont la matière se devait d’emprunter à la forme très en vogue du thriller, le sens verse par tous les orifices. Si Cronenberg accepta le scénario sous l’impulsion de son directeur de la photo et ami Peter Suschitzky, qui en soulignait la tonalité languienne - la fatalité comme essence du héros, la régression vers la sauvagerie -, c’est bien parce qu’il voyait là une occasion rare de gratter la répugnante patine d’une Amérique policée pour mieux révéler ses propres obsessions.

Mythologie de l’"American way of life"

De lui-même, Cronenberg avoue que le principal attrait du sujet résidait dans la possibilité de traduire en images l’aspect iconique de l’Amérique. Rêve de calme, de luxe, de volupté. Fantasme de la famille unie dont les membres ne sont que les pièces accordées d’un organisme bienveillant. Père et époux modèle, Tom Stall (Viggo Mortensen) tient un diner - une de ces cafétérias populaires qui pullulent un peu partout en Amérique du Nord, emblématiques du bien-vivre collectif - tandis que sa femme (Maria Bello) sert d’avocate aux fermiers. Leur fils Jack (Ashton Holmes), adolescent rêveur, joue au base-ball avec ses camarades de classe et sait désamorcer intelligemment les conflits qui conduiraient à l’empoigne sanglante. Enfin, Sarah, adorable blondinette bouclée, bénéficie de l’attention entière du foyer familial au sortir de ses cauchemars. Car les monstres n’ont pas leur place au pays de ces descendants modernes de La Petite Maison dans la prairie, ils sont étrangers au décor rêvé du petit patelin de Millbrook (ville-musée de l’Ontario que Carol Spier a reconstituée en studio) où s’épanouit la vie tranquille d’une communauté heureuse.

(JPEG)Aussi le mal, s’il existe, ne devrait s’incarner que comme une menace externe, préalable au fondement même de la fiction américaine. Et c’est là que la façade est un leurre. Car le fruit est pourri et le ver qui le fore est déjà en son sein. L’action dramatique - l’irruption fulgurante de la violence dans le quotidien - dont découle le processus régressif vers la barbarie avouée, pose l’enjeu du film : la dextérité sèche et mécanique dont fait montre Tom Stall dans un acte de "légitime défense" n’est-elle pas aussi, sinon plus, effrayante que la violence gratuite des deux tueurs itinérants, révélés dans un travelling latéral inaugural comme des monstres sans scrupules ? S’il creuse le sillon de la tradition du western où le cow-boy fait justice lui-même pour protéger les siens, Cronenberg en détourne les valeurs. Avec lui, l’Américain blanc, blue-jean et chemise à carreaux, dissimulerait dans ses flancs un alter ego qui s’avère plus proche de l’animalité que de la civilité. Evidemment, une telle interprétation rend aisée une lecture contemporaine du film comme critique déconstructive de la représentation à l’œuvre derrière la politique étrangère du gouvernement américain actuel. Mais au-delà de la donnée contextuelle, ce que Cronenberg interroge avec acuité, sous le prisme de la cellule familiale bâtie sur un mensonge originel, c’est la question de l’identité fondatrice d’un peuple, voire de La Naissance d’une nation, pour reprendre le titre du film de D.W. Griffith qui a véhiculé en son temps une mythologie de la grande Amérique.

Une histoire : figure de la fable

Au départ, "a history of violence" serait une expression figée qui signifie qu’un individu a déjà des antécédents judiciaires. Si ce sens est assurément légitime, l’histoire en question est aussi une "story", c’est-à-dire le récit linéaire d’une trajectoire. Expérience empirique rare, le nouveau film de Cronenberg renoue avec une foi inébranlable dans le plaisir simple de raconter. En effet, cela faisait bien longtemps qu’on avait pas éprouvé ce sentiment jubilatoire que procure la perfection machinique de la construction narrative, à l’instar d’une tragédie dont l’unique vocation est de s’acheminer, lentement mais sûrement, vers la fin d’un destin. Tout y est donc, du calme troublé au resurgissement d’un passé enfoui auquel il va falloir désormais faire face. Dépliée à rebours - un homme parcourt son chemin de croix à l’envers pour faire table rase de ses origines criminelles - A History of violence détient ce pouvoir fascinant de la fable qui ravit (au sens de capturer) l’esprit du spectateur en l’accrochant de bout en bout. Fondée sur une dichotomie structurelle - apparence du bien, racine du mal -, le film est cependant construit comme une figure évidée, reposant sur un trou du sens non élucidé. Car, à aucun moment, les motivations qui président au choix décisif du héros - quitter la peau de Joey le criminel pour revêtir celle, plus honnête, de Tom Stall - ne sont vraiment établies. L’identité chez Cronenberg reposerait ainsi sur une duplicité fondamentale, même si toute théorique, de la personne humaine.

Métamorphoses

Depuis Frissons (1975), le cinéaste canadien a décliné à l’infini son obsession de la mutation mentale et physique dans des films où la transformation kafkaïenne est souvent le résultat d’expériences médicales malheureuses. Altéré, l’organisme humain se détraque, soudainement pourvu de pouvoirs paranormaux et donnant naissance à des êtres dotés d’une puissance sexuelle exacerbée. Mais la mue à l’œuvre est surtout l’occasion d’interroger l’ambivalence essentielle de l’homme en prise avec la complexité de sa nature : les frères jumeaux de Faux-Semblants ne radicalisaient-ils pas la théorie de l’alter ego qui campe sur la frontière, tantôt s’affichant comme un "autre moi-même", tantôt comme un "autre que moi-même" ?

A History of violence n’échappe pas à cette règle de la transmission du virus, qui contamine aussi les autres membres de la famille. Passage du fils angélique au tabasseur et tueur de sang-froid. Scène d’amour charnel enragé dans les escaliers où, comme chez Hitchcock, les amants sont filmés dans une confrontation presque meurtrière. Le désir, jeu de masques, est toujours métissé de violence.

Sans résorber les abîmes que creusent ses films-énigmes, David Cronenberg continue à baliser son parcours de cinéaste de perles rares. Et nous lui en sommes infiniment reconnaissants.

par Florent Meyer
Article mis en ligne le 24 décembre 2005

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