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Père

August Strindberg écrit Père en 1887 alors qu’il connaît de nombreux déboires sentimentaux. De cette guerre des sexes au sein de son mariage naît cette tragédie du couple, aujourd’hui mise en scène par Christian Schiaretti au théâtre de la Colline jusqu’au 8 avril 2006.


La guerre des sexes

Père est le récit d’une lutte fondamentale entre homme et femme, époux et épouse, père et mère, qui se cristallise autour du couple formé par le capitaine et Laura. Ceux-ci sont en désaccord total sur l’éducation de leur fille Bertha. Cette mésentente les entraîne dans une lutte sans merci, véritable guerre conjugale qui conduira le père à sa perte. Nietzsche écrivit à Strindberg à propos de Père : "Cela m’a beaucoup surpris d’avoir fait la connaissance d’une œuvre où ma propre conception de l’amour - en tant qu’arme de guerre dont l’origine est la haine mortelle qui oppose les sexes - est exprimée d’une façon grandiose". Strindberg développe ici l’un de ses thèmes de prédilection tout en le traitant d’une manière originale : l’ouverture de la pièce nous laisse croire que nous aurons affaire à un théâtre naturaliste (comme scène de la vie familiale) mais son déroulement progressif atteste d’une altération expressionniste. Ce n’est plus la situation elle-même qui est importante, ce sont ses enjeux, et le discours se radicalise pour devenir symbolique.

La mise en scène participe de cet expressionnisme. Elle reflète la cruauté de la pièce grâce à un décor très épuré et très froid. Le vert des lumières tranche sur le rouge des meubles, accentue l’incompréhension au sein de ce couple haineux et donne son étrangeté au lieu, faisant de cette maison un lieu de passage austère et sombre plus qu’un douillet foyer. Les structures métalliques apportent des résonances qui glacent le sang et auxquelles s’ajoutent les hurlements des loups. Pas de doute, nous sommes bien chez Strindberg !

Père contre mère

Chez les couples en guerre de Strindberg, c’est le plus souvent la femme qui a le dessus. Laura, Alice (dans la Danse de Mort ), Madame X (dans La plus forte), chacune à sa manière vient à bout de son mari, l’écrase et gagne sur tous les fronts. Strindberg fait ici le choix d’opposer la figure du père à celle de la mère à travers le problème de l’affirmation de leur rôle social et de leur volonté.

La Mère est ici prête à tout pour imposer ses droits maternels dans une société où elle n’en a aucun. Même si le Père est aimant et ne veut que le bonheur de sa fille, il se heurte à une femme inflexible et doit, pour imposer ses vues, reconquérir son rôle d’Homme au sein de la famille. Strindberg ne lui donne pas uniquement à lutter contre une Mère mais contre la Femme en général, sous de multiples facettes. Le Père est ici aimant et compréhensif envers son enfant, mais il est surtout l’époux soumis d’une femme qui le traite en enfant plus qu’en amant et demeure l’éternel poupon de sa vieille nourrice ; Johan Leysin (le Père) donne toutes ces dimensions à son personnage : il sait être tour à tour fort et faible, viril et fragile, raisonnable et fou, aimant et violent. Il martèle légèrement le texte dans les débuts mais son phrasé se fluidifie au fur et à mesure de la déliquescence de son personnage. Le chef militaire disparaît ainsi progressivement pour laisser place à un homme-enfant étouffé par ses femmes monstrueuses. Comment le père, dans ces conditions, peut-il imposer sa volonté d’homme ?

De la perte de la volonté naît la folie...

Le débat réaliste entre époux va donc progressivement glisser vers un conflit dont l’aboutissement n’est plus que la victoire de l’une ou l’autre de ces volontés antithétiques. Lorsque la femme veut quelque chose, son objectif est la victoire de sa volonté et non son bénéfice. Laura est une femme en révolte contre la domination masculine et Nada Strangurie lui donne toute sa force. Elle donne une certaine rigueur à son corps et seule sa voix change ; la direction d’acteur semble vouloir que l’on remarque chaque changement de comportement de ce personnage non par l’intonation de sa voix mais par son timbre, passant des aigus des faux-semblants aux graves de la rancœur, de la vengeance, de la sourde menace. Le trouble qui naît de ce personnage aux marges dessine parfois les contours sombres de la folie.

À la volonté inébranlable de Laura s’oppose alors une volonté du père qui s’effrite et se désagrège. Soumis depuis de nombreuses années, le capitaine trouve - ou retrouve, on ne sait trop - un regain d’assurance et de virilité : il décide, pour sa fille, d’imposer sa volonté. La seule issue de Laura est de mettre en doute la paternité de son mari. Tout au long de la pièce, cet affreux doute s’insinue dans l’esprit du père et le ronge. Il engendre la perte de sa volonté et le fait basculer dans la folie.

Tous les personnages participent de la chute du Père, tous membres plus ou moins avoués d’un vaste complot. Ils mettent en œuvre ce que Strindberg nomme "un meurtre psychique" car selon lui "rien ne détraque davantage le mécanisme normal de la pensée que les espoirs déçus, et quand cette torture est poussée loin, elle peut provoquer la folie".

Laura, pour briser l’équilibre mental de son mari, est aidée par Margaret, la nourrice du capitaine. Celle-ci l’infantilise constamment et va jusqu’à lui passer la camisole de force sous couvert d’attentions maternelles. Isabelle Sadoyan est d’ailleurs très efficace dans ce rôle de vieille nourrice attentionnée, d’autant plus diabolique qu’elle force le rire. Laura manipule également le Dr. Östermark (Olivier Borle) qui lui suggère la mise sous tutelle de son mari et lui procure la camisole. Elle trouve aussi un appui discret dans son frère le pasteur (Gilles Fisseau), homme lâche et compatissant. Les femmes de Strindberg sont ici des monstres de cruauté : épouse intéressée et sans pitié, mère castratrice, fille ingrate. Mais les hommes trouvent aussi leur compte : homme de Dieu faible, médecin incompétent, militaire infantilisé. Strindberg réglerait-il ici ses comptes avec ses propres épouses et la société de son époque ?

Les acteurs parviennent en tout cas à trouver l’équilibre entre le tragique de la situation et l’humour de Strindberg : cette pièce est en effet d’autant plus cruelle qu’elle est drôle. Les comédiens adoptent un phrasé très particulier, lent et parfois haché, qui fait sonner le texte et le met au premier plan. La mise en scène de Schiaretti est sobre et efficace, et le travail des lumières ainsi que de l’espace fait véritablement sens.


Père, d’Auguste Strinberg

Mise en scène de Christian Schiaretti

Au théâtre de la Colline du 14 mars au 8 avril 2006

Pour tout renseignement supplémentaire, c’est ici, sur le site du théâtre.

par Sarah L.
Article mis en ligne le 7 avril 2006

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