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Abel Ferrara : entre ciel et terre

Abel Ferrara, qui a commencé sa carrière en 1979 avec Driller Killer a atteint une certaine reconnaissance publique et critique au début des années 90 avec des films comme king of New York ou Bad Lieutenant. Toujours resté en marge du système hollywoodien, ces films suivant ont reçu beaucoup moins d’attention à l’exception peut-être de Nos Funéraille. Mk2 nous donne l’occasion de revenir sur six de ses films et de redécouvrir certaines oeuvres cultes ou méconnues. Au programme : Bad lieutenant (1992), Snake eyes (1993), Nos Funerailles (1996), The Black out (1997), New Rose Hotel (1998) et Christmas (2001).


Les six films présentés Une revue rapide des films présentés montre bien la diversité et la richesse de l’oeuvre de Ferrara sur la décennie. Il y a un monde entre la violence brutale et sèche de Bad Lieutenant, la beauté mortifère du très noir Nos Funérailles et l’avant-gardisme lynchéen de The Blackout, petit frère de Lost Highway réalisé la même année. Son oeuvre balance donc entre Scorsese pour son approche réaliste et ses thématiques et David Lynch pour l’aspect expérimental de ses deux derniers films de la décennie. Christmas, ajouté tardivement au cycle, emmène le cinéma de Ferrara dans une nouvelle voie comme on le verra. Les sujets sont assez variés comme nous le montre une rapide présentation des 6 films. Bad lieutenant est l’histoire d’un flic corrompu (magistralement interprété par Harvey Keitel) enquêtant sur le viol d’une bonne soeur. Snake Eyes, son film suivant, traite d’un sujet assez semblable. Un vieux réalisateur (toujours interprété par Harvey Keitel, Madonna complète le casting) lui aussi dépravé, est à la recherche d’une innocence perdue. Nos funérailles est l’histoire d’une tragédie familiale autour de trois frères petits criminels dans les années trente. The Blackout nous montre la vie d’un jeune acteur (fabuleux matthew modine entouré de Béatrice Dalle et Claudia Schiffer) partagé entre son désir de vivre une vie paisible et normale et de fortes pulsions auto-destructrices. New Rose Hotel poursuit le diptyque expérimental du cinéaste autour de deux espions industriels (Christopher Walken et Willem Dafoe) travaillant sur le transfert d’un important cadre japonais à l’aide d’une mystérieuse jeune femme (Asia Argento). Christmas, enfin, raconte l’histoire d’un jeune couple dealer de drogue, confronté à une grave crise, le kidnapping du mari. Si Ferrara aborde des sujets très divers. Les thématiques abordées se répètent de films en films.

Ferrara entre ciel et terre L’intrigue des six films présentés, à l’exception de Christmas, repose sur des personnages masculins tiraillés intérieurement entre de fortes pulsions autodestructrices et l’idéal d’une vie conforme aux commandements divins et aux normes de la société américaine. Ces hommes sont naturellement portés à la violence car ils n’ont tout d’espoir en eux et en la société. Ils sont pour la plupart cyniques et ont perdu toute forme d’innocence. Le personnage interprété par Christopher Walken dans Nos Funérailles résume parfaitement la situation en expliquant : "si le monde est corrompu, que puis-je faire ?" La majorité des héros des films programmés est alcoolique, drogué et trompe leur femme. Ils sont prisonniers de leur milieu, de leur environnement. Ils sont souvent aussi tentés par la corruption de l’argent. C’est la principale motivation des trois frères de Nos Funerailles, des deux espions industriels de New Rose Hotel ou du couple de Christmas. Harvey Keitel dans Bad Lieutenant connaît de gros problèmes de dette. Au final, les seuls à repousser cette dernière tentation sont les artistes aussi bien le réalisateur de Snake Eyes que Matthew Modine dans The Blackout qui refuse de jouer dans une série télé aseptisée malgré les pressions de sa femme interprétée par Claudia Schiffer. Abel Ferrara met ici parfaitement en abîme sa position de cinéaste ne cédant devant aucune pression tout en gardant une vision très lucide du milieu du cinéma en lui-même. Une des caractéristique marquante de son oeuvre est d’ailleurs sa position ouvertement cinéphile ouvrant Nos Funérailles sur un plan de Bogart tiré de la Forêt Pétrifiée ou faisant jouer à Dennis Hopper dans dans The Blackout le rôle d’un videaste s’attaquant à un remake moderne du Nana de Christian-Jacques !

S’ils vendent leur âme au diable, les héros ferrariens au cours du film vont être confrontés à une puissance transcendante qui va remettre en cause toutes leurs conceptions. C’est la plupart du temps l’amour, valeur fondamentale de l’oeuvre du cinéaste new-yorkais. Harvey Kietel va tenter de revenir vers sa femme à la fin de Snake Eyes. De leur côté, les personnages principaux de The Blackout et New Rose Hotel vont être littéralement obsédés par une femme au point d’être condamnés à se repasser les images de celles-ci en boucles dans leur tête pour l’éternité. Ils perdent alors tout contact avec la réalité et sombrent peu à peu dans la folie. Dans Nos Funerailles , le personnage interprété par Vincent Gallo est attiré par le cinéma et le communisme. Dans Bad Lieutenant, c’est la force du pardon de la bonne soeur envers ses agresseurs qui va détruire les convictions du flic joué par Harvey Keitel. Cette révélation modifie profondément leur vie et va creuser un peu plus le fossé fatal entre ce que les personnages sont et ce qu’ils aspirent à être ou à vivre. Ils sont allés trop loin pour réparer le mal qu’ils ont causé à ceux qu’ils aiment jusqu’ici. La seule issue possible est d’être littéralement rongé de l’intérieur jusqu’à une mort symbolique ou bien réelle. Aucune rédemption ne peut leur être accordée. Comme chez Scorsese, le pêcheur paie toujours pour ses fautes. Christmas a cet égard représente un cas bien à part. Les personnages ne sont plus rongés par aucun problème métaphysique, aucun remords même si ceux-ci pointent à l’arrière-plan. Pour une fois,le personnage principal est une femme. Nous n’avons pas accès à son intériorité et la seule chose qui compte est la défense de son mode de vie, de sa condition matérielle. Le tout est donc très terre à terre. Est-ce un progrès pour les héros ferrariens ou ont-ils définitivement vendus leur âme au diable ? Christmas ne tranche pas car le film au traitement apaisé et réaliste colle à ses personnages qui ne se posent pas la question.

Ferrara et les femmes

Si les personnages masculins se répètent à l’infini, les rôles féminins sont beaucoup plus divers et font toute la richesse des films de Ferrara. Ce sont le contrepoint idéal à la violence typiquement masculine même si par cette caractéristique même elles sont la cause de beaucoup de tourments autour d’elles. Snake Eyes s’ouvre sur un plan de parfaite communion entre un homme, sa femme et leur enfant. Image matricielle que tout le film va chercher en vain à retrouver. Image impossible si ce n’est dans Christmas où le couple est soudé même au milieu des pires épreuves. Dans Nos Funérailles,les femmes tiennent le rôle de personnages lucides, temoins impuissants de la folie meurtrière qui s’empare de leurs maris. Une d’entre elle va même jusqu’à expliquer froidement : "Ce sont des criminels, c’est tout. Et il n’y a rien de romantique à cela." Dans The Blackout tout se dédouble. La très sensuelle Béatrice Dalle va vivre une forte histoire d’amour avec Matthew Modine avant de réaliser la vraie nature de ce dernier lorsqu’il lui fait part de son souhait de voir l’enfant qu’elle porte mort. L’acteur va alors tenter de retrouver cet amour chez une autre fille avec le même prénom (Annie) avant de se tourner vers la très aséptisée et froide Claudia Schiffer qui échoue à vouloir le changer. Ces trois figures feminines sont le coeur du film auquel le personnage principal va tenter de s’adapter. New Rose Hotel inaugure un nouveau type d’héroïne. Asia Argento n’est pas la jeune fille innocente qui apparaît au début. Tout le film est une tentative vaine d’élucider le mystère entourant ce personnage profondemment ambigu. Si certaines ont une forte réalité physique comme les femmes de Nos Funérailles, d’autres ne sont que des images auxquels les hommes s’accrochent tel James Stewart dans Vertigo. Les films de Ferrara restent néanmoins marqués par une forte dominante masculine même si les choses sont entrain manifestement d’évoluer. Ce sont eux qui sont au centre des intrigues. Ce sont leurs obsessions et leur nature sombre qu’Abel Ferrara s’efforce depuis plus d’une dizaine d’années d’amener à la lumière.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 11 octobre 2004 (réédition)
Publication originale 16 avril 2002

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