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Avril 1951 : cinéma lettré et cinéma lettriste

En 1950, Joseph Leo Mankiewicz réalise All About Eve, film qui lui apporte, après avoir tant "rampé avant de savoir marcher", la reconnaissance de Hollywood. L’année suivante, le film remporte le prix spécial du jury au 5ème festival de Cannes. Et Bette Davis obtient très justement un prix pour son interprétation tellement habitée du personnage de Margo, une étoile du théâtre new-yorkais dont l’ego souffre de la concurrence d’Eve, une jeune première ambitieuse. Formé à l’école berlinoise de Bertolt Brecht et Max Reinhart, Mankiewicz arrive en Californie en même temps que le cinéma parlant. Dialoguiste et scénariste à la Paramount puis à la MGM, il déploie avec Eve ses talents de raconteur d’histoire et d’écrivain dialoguiste.


(JPEG)Plus qu’un réalisateur, Mankiewicz est un auteur de films. Si All About Eve est un chef d’oeuvre d’ironie, d’acuité et de cynisme sur le milieu théâtral, il le doit plus à ses dialogues finement ciselés qu’à une photographie ou une mise en scène particulières. Cinéaste du verbe, Joseph L. Mankiewicz se pose avant tout en conteur, comme en témoigne l’utilisation récurrente de la voix off, véritable temps du récit. Le rôle de la parole est essentiel dans la filmographie mankiewiczienne : on écoute plus ses films qu’on ne les voit. Dans Eve, le jeu et l’attitude d’Anne Baxter ne laissent rien deviner des ambitions de son jeune personnage. Le machiavélisme d’Eve est à chercher dans ses mots. Pour Mankiewicz, c’est la parole qui révèle les émotions, les mécanismes mentaux et les motivations des protagonistes. Si chacun de ses films est une lancinante recherche de la vérité (des hommes, des faits et des choses), cette quête de ce qui est vrai passe plus par ce qui est dit que par ce qui est vu. Dans l’oeuvre mankiewiczienne, la parole dépasse le simple rôle de médiation dans les rapports humains : elle est l’expression du psyché, cette vision du langage tenant sans doute à l’intérêt que portait Mankiewicz à la psychiatrie et à la psychologie.

Du théâtre filmé

L’aspect "théâtre filmé" de All About Eve est le revers de la cérébralité des films d’un Mankiewicz qui exècre Hollywood et son manque de culture. La platitude de la mise en scène de ses films a souvent été reprochée au réalisateur, tout comme le manque de perspective de sa caméra. Ce reproche (visuellement fondé) cache en fait l’idée que se fait Mankiewicz de la technique cinématographique. Selon lui, mise en scène et photographie doivent être au service du film, ni plus, ni moins : "le film le mieux mis en scène est celui dans lequel le spectateur ne peut repérer le moindre mouvement de caméra, le moindre effet de technique cinématographique". Le cinéma mankiewiczien présente ainsi une certaine radicalité et écorne la place de l’image, soit - avec le son - l’un des deux piliers sur lesquels est bâti le cinéma parlant. Si Mankiewicz est loin de remettre en cause l’adéquation du son à l’image, son parti pris pour la parole crée sans conteste un déséquilibre en défaveur de l’image. All About Eve pourrait aisément être vu (et compris) les yeux fermés, la voix off faisant alors presque office de mise en scène.

De la radicalité

(JPEG)Cette vision mankiewiczienne trouve sa source dans une sorte de révolte contre la perte de contenu de la production hollywoodienne. Contre un cinéma qui serait hypertrophiée par l’image. Lui-même s’afflige de ces "metteurs en scène qui enfoncent sans cesse deux doigts dans les yeux du public". Il déplore encore que "les seins aient remplacé le téléphone comme insert le plus utilisé dans le cinéma contemporain", symbole évident pour lui d’une (belle ?) victoire de l’image sur la parole. Ce qui n’empêche toutefois pas Mankiewicz d’utiliser pour All About Eve l’une des plus célèbres poitrines du cinéma américain (celle de Marilyn Monroe). Ici se pose avec acuité le paradoxe mankiewiczien : d’un côté travailler avec les majors de Hollywood et, de l’autre, marquer chaque film de son empreinte. Pactiser, tout en continuant à privilégier le texte par rapport à la fugacité de l’image. Mankiewicz, cinéaste du verbe donc, mais cinéaste de l’exigence avant tout.

Histoire secrète

Alors que All About Eve concourt le plus officiellement du monde à Cannes au printemps 1951, des individus se réclamant du lettrisme perturbent les manifestations festivalières dans l’espoir de montrer un premier film intitulé Traité de bave et d’éternité. Son réalisateur, Isidore Isou n’est autre que le fondateur du mouvement lettriste, une nébuleuse contestataire prônant un renouveau de l’Art, le Soulèvement de la Jeunesse et tirant son inspiration de Dada. Tout cela aurait pu rester anecdotique. Or les lettristes font suffisamment de ramdam pour obtenir une projection. Mieux même, le film obtient le "Prix de l’avant-garde", créé pour l’occasion.

Les écrans sont des miroirs qui pétrifient les aventuriers

"Les écrans sont des miroirs qui pétrifient les aventuriers, en leur renvoyant leurs propres images et en les arrêtant", déclare à l’époque Isou. Le chef de file des lettristes veut briser le miroir cinématographique, ce miroir aux alouettes tel que Mankiewicz le montre à la toute fin de All About Eve. Le premier très long métrage (plus de quatre heures) d’Isou est la mise en pratique de son Manifeste du cinéma discrépant, soit l’application du lettrisme au film. Il s’agit de déconstruire le film en ses éléments de base pour le reconstruire en niant tout aspect filmique (mélange de l’image et des sons, images inversées, floues, écran blanc). Il s’agit surtout de casser le synchronisme du cinéma parlant, c’est à dire l’unité image/son, visible à même le celluloïd et condition sine qua non de l’intelligibilité d’un film. Isou propose un antisynchronisme total, sépare son et image et les présente en opposition. Cinquante ans après, Traité de bave et d’éternité apparaît d’une prétention incroyable tandis que sa portée ne semble guère plus palpable.

Particules élémentaires

Ces formes de happening, qu’elles soient lettristes puis situationnistes ont toutes le même but : montrer la faillite de l’opinion dominante sur la façon dont toute forme d’art doit fonctionner. En quoi Traité de bave et de vertu ne serait-il pas aussi cohérent que All About Eve ? De la même façon, le cinéma est décrié par la relation qu’il crée avec ceux qui sont devant l’écran, en l’occurrence une objectivation du spectateur. Isou déclarait : "si on ne peut pas traverser l’écran des photographies pour aller vers quelque chose de plus profond, le cinéma ne m’intéresse pas". L’art de la veille, en tant que représentation de ce qui est ou devrait être, plonge l’individu dans la passivité. L’œuvre d’art n’est ici que l’instrument d’une aliénation. Mankiewicz ne dit pas autre chose quand il déclare : "le public de cinéma dit : vous avez intérêt à me faire croire ce que vous me montrez". A la recherche lui aussi d’une fusion de l’art et de la réalité, un jeune homme eut vent de l’action de Isidore Isou et des lettristes à Cannes.

Guy Ernest Debord

(JPEG)Guy Ernest Debord, âgé de 19 ans lors de la projection de Traité de bave et d’éternité, rejoint peu après les lettristes avec l’ambition d’accélérer la mise à mort du cinéma. Pour ce dandy, le septième art est symptomatique de ce monde pour lequel l’apparence compte plus que la réalité. Dans la veine marxiste, Debord exige alors "qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions", autrement dit que le cinéma cesse d’être un des opiums du peuple. Parallèlement l’art doit cesser d’être une activité séparée de la vie. Plus que l’oeuvre en elle-même, c’est le désir qui l’a fait naître et sa perception qui importent et l’emportent. Pour Debord cette réconciliation de la réalité et des arts passe par la création de situations, "des moments de vie librement créés", phraséologie qui prendra tout son sens pendant la révolution de mai 68. Toutes ces thèses critiques, Debord va les rassembler dans son premier film.

Rien à voir tout à entendre

Hurlements en faveur de Sade, projeté en 1952, peut se prévaloir d’avoir dépassé le cinéma : il ne contient aucune image. Le film consiste en un écran blanc pendant les dialogues et un écran noir quand il n’y a que du silence. Et au final, vingt minutes de son pour quatre-vingts minutes de film. Le texte, récité par des membres du mouvement lettriste (dont Debord et Isou) est un mélange assez surréaliste d’extraits du Code civil, de citations de Saint-Just, de fragments de vie, de références au cinéma, de paroles sur la sexualité et le suicide, de métaphores lettristes.

Des hurlements en faveur de Sade

Des hurlements en faveur de Sade, voilà ce que provoque le film de Debord. Violences et émeute suivirent la première projection. Certains eurent une réaction d’incompréhension hargneuse. D’autres virent en Hurlements en faveur de Sade l’énième avatar du scandale pour le scandale et jurèrent tout aussi rageusement qu’on ne les y reprendrait plus. Mais peu importe finalement la nature des réactions, pourvu qu’il y ait ré-action. Debord réussit son pari de créer une situation avec un non-film. L’essentiel dans les Hurlements est qu’un moment soit créé autour de l’oeuvre, puis que l’oeuvre disparaisse et que ne subsiste qu’une expérience. En faisant sortir l’individu de son conditionnement de spectateur, Debord parvient à créer une situation où se rejoignent la perception de l’oeuvre et le désir de son créateur. A savoir que les spectateurs poussent effectivement des hurlements en faveur de Sade.

Nouvelle vague

(JPEG)"J’ai détruit le cinéma", dira Guy Debord, montrant ainsi que tout est dépassable et que l’on peut présenter une version acceptable de rien. Que le silence peut être noir et la parole blanche. Il faut donc voir aussi le film de Debord une critique du cinéma de son temps. Un cinéma plein de vide mais rempli de règles. Le cinéma lettriste viole un tabou et ouvre une voie sur laquelle plus aucun n’osera s’aventurer. Même la Nouvelle Vague emprunte un autre chemin de traverse. Truffaut part pourtant du même constat que les lettristes. "Le cinéma français croule sous les fausses légendes", affirme-t-il. Mais ce constat s’attache plus aux formes régentées et normées des films et de la technique cinématographique qu’aux illusions qu’entretient le cinéma. A l’aune des expérimentations d’Isou, de Debord et de leurs compères, la Nouvelle Vague apparaît plus comme une entreprise de rénovation du cinéma que comme sa négation pure et simple. Mais il y a indéniablement un caractère insurrectionnel dans la Nouvelle Vague. Georges Franju sonne de façon crue et dure avec Le sang des bêtes (soit les abattoirs parisiens) et La tête contre les murs (soit les handicapés mentaux) la révolte contre le genre cinématographique. De leur côté, Rozier et Godard signent avec Adieu Philippine et A bout de souffle la transgression des techniques traditionnelles. Les réalisateurs de la Nouvelle Vague n’iront toutefois pas plus loin. Leur cinéma se contentera de créer des sensations nouvelles là où Isou et Debord voulaient créer des situations inédites. Et Godard de rester "le plus con des Suisses pro-chinois" pour les situationnistes en mai 68.

par Fabien Gérard
Article mis en ligne le 1er septembre 2004 (réédition)
Publication originale 5 février 2002

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