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Elephant + Christine : redécouvrir Alan Clarke

La Palme d’or décernée à Elephant de Gus Van Sant aura au moins un grand mérite. Permettre à la cinéphilie française de se repencher sur le cas d’Alan Clarke, immense cinéaste culte en Angleterre et aux Etats-Unis, dont l’Etrange festival propose le visionnage de deux moyens métrages réalisés pour la BBC, Elephant et Christine.


A l’intérieur d’un bâtiment anodin, un homme marche lentement. Il passe en revue les portes qu’il rencontre à la recherche de quelque chose, de quelqu’un. Ce plan-séquence, filmé en steadycam, dure sans que l’on sache rien du personnage filmé à l’écran ni de sa quête. Tout à coup, il entend quelqu’un, s’arrête, sort son arme et tue son vis à vis à bout portant. Il quitte ensuite le lieu du crime, calme, comme si rien ne s’était passé tandis que la caméra vient filmer quelques secondes la victime effondrée au sol.

Cette scène d’Elephant, le dernier moyen-métrage d’Alan Clarke, produit par Danny Boyle pour la BBC en 1989, n’est que la première d’une longue série. Dix-sept autres meurtres se succèdent ainsi pendant les trente-neuf minutes que dure le film. Censé illustré la situation nord-irlandaise, le cinéaste britannique le fait d’une façon radicale. Il ne retient de la violence que son essence. Son origine, ses motivations psychologiques sont écartées. Les dix-huit assassinats se succèdent les uns aux autres sans qu’aucun des protagonistes ne prenne la parole. Il n’ya plus de différenciation entre protestants et catholiques. Tous sont également prisonniers d’une spirale de la violence que rien n’arrête.

Les partis pris formels du cinéaste (plan-séquence pour respecter la temporalité des meurtres, steadycam qui accompagne les personnages souvent de dos, absence de dialogues et de musique) empêchent toute identification, toute implication du spectateur qui se retrouve prisonnier de la narration ultrarépétitive du film. Les personnages restent de simples figures abstraites. Les frontières entre assassins et victimes s’estompent peu à peu. Quand un homme rentre dans le cadre, on ne sait jamais s’il est là pour être descendu quelques minutes plus tard ou pour tuer quelqu’un. Les paysages défilent, les victimes se succèdent et le spectateur se fait peu à peu à la violence sur l’écran. Après quelques meurtres, elle est attendue, issue inévitable de la scène à laquelle on assiste malgré ses aspects d’abord anodins. Il ne reste au spectateur qu’à attendre patiemment son déroulement avant de passer à la suivante. Pas de suspense ou d’effets de stylisation mais une violence brute, incompréhensible, qui ressort ici dans toute sa tragédie, son absurdité. Le pire, c’est que peu à peu on s’y fait. Alan Clarke justifiait d’ailleurs le titre énigmatique de son film en expliquant que la violence, c’est comme un éléphant dans un salon. On finit par ne plus y faire attention même s’il prend toute la place.

Tourné deux ans plus tôt, toujours pour la BBC, Christine reprend des partis pris formels à peu près semblables et une même thématique, la banalité du mal, mais pour un résultat très différent. Si Elephant joue à fond de l’abstraction pour monter un fossé entre le spectateur et les actes représentés à l’écran, ici le cinéaste joue à fond de l’identification à quelques personnages. Le film, d’une durée de cinquante minutes, s’ouvre sur une jeune adolescente qui marche dans un parc accompagnée d’un air pour enfant sorti d’une boite à musique. Cependant, on découvre très vite que malgré son jeune âge, Christine n’a plus rien d’une enfant. Accroc à l’héroïne, elle occupe ses journées à se piquer et à livrer des doses à domiciles à quelques uns de ses petits camarades. Alan Clarke filme ses adolescents de manière simple et frontale. Ils n’ont pas la beauté et l’énergie des ados de Larry Clark. Ils se débattent dans un univers d’une dépressive banalité. Ils pourraient être des adolescents comme les autres si le "shoot" n’était pour eux une activité anodine comme regarder des dessins animés à la télé.

La consommation de drogue semble remplir le vide existentiel qui les entoure (pas de parents, pas d’école, pas de loisirs) dans une banlieue résidentielle comme il en existe des centaines. Aucune explication psychologique ne vient nous éclairer ou nous réconforter sur leurs comportements. Aucun évènement ne vient rompre le quotidien morne de ses jeunes drogués. Le spectateur est laissé seul face à l’immense violence psychologique des images qui devient rapidement insupportable, à la manière du Salo de Pasolini. Le décalage entre ceux que ces adolescents des classes moyennes sont et font suffit à créer un profond malaise qui se poursuit longtemps après la projection. L’identification joue ici à fond. Le spectateur s’attache aux personnages mais ne peut rien faire contre leur entreprise d’autodestruction qu’occupe leur quotidien. Les shoots se succèdent entre de courtes discussions. Christine s’achève sur un long plan du regard désemparé de la jeune adolescente après un dernier shoot. Qui saura écouter leur détresse ? Grâce à cet immense chef-d’oeuvre d’Alan Clarke, l’appel est lancé.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 28 décembre 2004 (réédition)
Publication originale 29 septembre 2003

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