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In This World

Flux tendus

Ours d’Or à Berlin cette année, In This World est l’histoire d’un jeune réfugié pakistanais qui tente de se rendre à Londres. Là où Abderrahmane Sissako s’était arrêté à la zone de transit dans En attendant le bonheur, Michael Winterbottom va plus loin et filme l’intégralité du voyage. Le cinéaste y recycle son esthétique du flux d’images déjà adoptée pour le très réussi 24 Hour Party People.


L’immigration est redevenue, ses dernières années, un enjeu politique majeur pour les sociétés occidentales et notamment européennes. La mise en œuvre de politiques d’accueil de plus en plus restrictives a largement mobilisé les cinéastes. Des fictions, comme le récent Dirty pretty things de Stephen Frears, ont commencé à aborder le problème des conditions de vie de ces personnes une fois arrivées dans nos pays. Avec In This World, Michael Winterbottom va encore plus loin. Le cinéaste britannique est parti au Pakistan à la rencontre de candidats à l’immigration. Le but : raconter leur odyssée.

Pour aller du camp de réfugiés de Shanshatoo (Pakistan) à Londres (Angleterre), le voyage ne nous prendrait sûrement que quelques heures, une journée tout au plus. Pour Jamal, le périple durera près de six mois. Cet adolescent à peine âgé de seize ans est un des millions d’individus prêts à tous les sacrifices pour rejoindre l’Occident. Accompagné de son ami Enayat, il va tout laisser derrière lui et parcourir des milliers de kilomètres à la recherche de nouvelles opportunités.

In This World est le récit de ce voyage. Le film suit les deux personnages depuis le camp de réfugiés où ils sont nés, pas très loin de Peshawar, jusqu’à la fin de leur périple en Europe. Tourné avec une caméra numérique, l’esthétique d’In This World est proche du documentaire. La mise en scène cherche à accentuer le réalisme des scènes tournées. Caméra tremblante, vue infrarouge pour les nuits où la lumière est trop faible, voire absente, plans très courts, comme pris au vif... Le film est très découpé, et Michael Winterbottom donne ainsi un rythme soutenu à l’ensemble sans jamais tomber dans le pathos ou la pitié pour ses personnages. Il n’a gardé que l’essentiel. Comme Gus Van Sant et son magistral Elephant, le cinéaste britannique se refuse ici à toute psychologisation ou explication. Seule une voix-off vient, dans les premières scènes, remettre l’histoire de Jamal en perspective en rappelant brièvement le nombre de réfugiés qui existent dans le monde. On ne saura que peu de choses sur les motivations qui ont poussé cet adolescent à partir. De même, In This World se passe d’explications sur les conditions de vie des émigrants dans les différents pays traversés et sur les problèmes posés par ces flux. Michael Winterbottom se contente de suivre au plus près ces personnages déterminés à arriver au bout. Aux long plans-séquences des adolescents défilant dans les couloirs du lycée dans Elephant correspondent ici ceux de camions défilant sur les routes désertes du Moyen-Orient. Montrer les choses dans leur banalité suffit en partie à les comprendre.

Si le film se refuse à tout pathos superflu, il ne rejette pas pour autant l’émotion. Le choix d’un adolescent comme emblème pour parler des réfugiés n’a rien d’innocent. Il crée un sentiment d’identification avec le spectateur plus fort et plus affectif que s’il s’était agi d’un adulte. L’histoire du film est d’autant plus emblématique qu’elle dépasse le simple cadre de la fiction. Ainsi, l’interprète du rôle principal, Jamal Udin Torabi, s’est réintroduit clandestinement à Londres après que la fin du tournage ne le ramène au Pakistan. In This World cherche donc à partager une expérience. Michael Winterbottom nous montre d’où ces gens viennent, et ce qu’ils ont vécu, afin de proposer une grille de lecture un peu plus complexe de leur personnalité. Le voyage en lui-même est une étape déterminante de la constitution de cette identité. Au-delà du coût financier déjà très important, le film souligne parfaitement les difficiles conditions de déplacements de ces populations. Les réfugiés se retrouvent isolés, loin de leur environnement familier, dans des pays dont il ne maîtrisent pas toujours la langue. De manière symbolique, Enayat se voit rapidement privé de son walkman et donc aussi de sa musique, de sa culture. Les émigrants sont à la merci de la bonne volonté des passeurs et des autorités qu’ils sont amenés à rencontrer. Ils ne savent pas toujours où ils sont et où ils vont. Le périple peut s’arrêter pour eux à tout moment, il suffit d’une mauvaise rencontre pour que le rêve prenne fin. Voyageant la plupart du temps cachés, ils apprennent à vivre avec la peur, la monotonie des voyages, les espaces confinés, la faim au ventre. Michael Winterbottom capte parfaitement en un plan ou deux ces moments de fatigue, de déprime où l’on sent les personnages totalement abandonnés à leur sort. Plus Jamal approche de sa destination finale, plus il devient méfiant, maigre, les traits défaits. En prenant la route de l’Occident, les réfugiés risquent surtout leur vie. Le voyage dure plusieurs mois, avec toutes les privations qui vont avec. Il faut donc avoir un moral et un physique d’acier pour arriver vivant au bout. Le vol, la mendicité peuvent devenir à certains moments des nécessités de survie.

Voyage à travers plusieurs pays, In This World est surtout, pour Michael Winterbottom, l’occasion de saisir quelque chose de notre monde. S’attachant davantage à un flux d’images qu’à un travail sur le plan, le film enregistre la beauté des paysages, des couleurs, des lumières et des visages. L’impression générale du voyage, le travail sur la durée compte autant que les détails. C’est l’accumulation des images qui fait peu à peu sens, comme ces nombreux plans d’enfants tous membres d’une même humanité. In This World est d’abord un film de rencontres avec des lieux et des gens. Ce voyage permet par ailleurs à Michael Winterbottom de constater l’avancée du processus de mondialisation. Celle-ci se mesure à la diffusion, dans certaines régions les plus pauvres, des technologies, des informations (une affiche représentant Ben Laden, Bush et le World Trade Center sur un mur), des produits de consommation, comme le Pepsi-cola, venus d’Occident et de la langue anglaise, qui permet à tout ce monde de communiquer. Quelques zones reculées restent encore étrangères à ce mouvement mais globalement les villes tendent plus ou moins à toutes se ressembler, de même que la pratique du football est universelle.

In This World enregistre surtout le déficit d’humanité et de solidarité des sociétés occidentales. Là où Jamal et Enayat trouvent facilement des aides, des contacts chaleureux, souriants et compréhensifs, dans les pays du Moyen-Orient, arrivés en Europe ils se heurtent à un mur d’indifférence et de rejet. Isolés, ils vivent difficilement la fin de leur périple. D’autant plus que les contrôles plus pointus aux frontières obligent les réfugiés à une réelle prise de risque.

Si l’on peut regretter que le film évacue la complexité de certaines situations, In This World n’en reste pas moins une très belle leçon d’humanité. En décrivant avec précision le périple de Jamal, Michael Winterbottom rend un peu de dignité à tous ces réfugiés tant ignorés ou décriés par une partie des hommes politiques. Le cinéaste nous rappelle ainsi que ce monde que l’on cloisonne, c’est autant le leur que le nôtre.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 16 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 30 octobre 2003

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