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L’esthétique ambiguë de Sofia Coppola : Virgin suicides / Lost in translation

Sofia Coppola est une fille dans le vent. Jeune et talentueuse, elle ne manque pas depuis quelques années de se faire remarquer par ses films rares mais précieux. Lost in translation, son deuxième film, est sorti il y a quelques semaines. C’est l’occasion pour nous de revenir sur ce qui fait à notre sens l’unité de son travail et d’en présenter ici les principaux traits.


Virgin Suicides et Lost in translation ont beau ne pas se ressembler, se dérouler dans des époques distinctes (les 60’s contre les 2000’s) et jouer sur des répertoires d’histoires différents (le drame rétro contre la comédie sentimentale moderne), ils n’en demeurent pas moins profondément similaires par leur esthétique. La photographie, les plans, les costumes, la musique, la narration, tout fait système dans l’univers de Sofia Coppola si bien qu’il est possible dès à présent (il faut pardonner au critique sa hâte d’analyser) d’en dégager sinon la logique, du moins l’aspect général.

(JPEG)La première caractéristique des films de Sofia Coppola, c’est la tentation de déréaliser entièrement l’objet filmé, d’assumer la fiction jusqu’au bout au point de renoncer à toute velléité de réalisme. Les images de Virgin suicides sont légèrement usées, elles portent à la fois la patine du temps et la marque d’un regard rétrospectif tendre et parfois hésitant. Les fortes concentrations de bleu dans l’image, les effets de flous, les couleurs douces et atténuées font de l’univers décrit un univers de la mémoire, c’est-à-dire quelque chose qui a proprement parlé n’existe pas, qui n’est jamais que revisité, reconstitué. Lost in translation quant à lui préfère au dépaysement du temps, celui de l’espace. Sofia s’invite au Japon et part avec sa caméra en quête d’émerveillement. Les images glanées ici et là d’immeubles ou d’anciens temples sont simples et dépouillés. Elles ne s’articulent pas nécessairement au récit, elles existent par elles-mêmes. Le paysage s’impose pour ainsi dire aux personnages, prisonniers des lieux qui les cerne tout autant que de leur névrose. Mais rien en définitive n’a d’épaisseur dans ces lieux, pour la simple raison qu’ils sont incompréhensibles et neufs. Ils se contentent de servir de décors exotiques à des personnages qui n’existent pas eux-mêmes. Ainsi les plans-séquences lents et contemplatifs de paysages ou de buildings entrent en résonance avec l’image que projètent les deux protagonistes (Bob Harris et Charlotte) qui apparaissent invariablement immobiles, chez lesquels l’élégance va de pair avec la dépression. La lumière toujours tamisée (en intérieur) ou diffuse (comme si le ciel, là-bas était toujours brumeux et gris) ajoute une touche finale à une histoire ténue mais agréable où les personnages sont agités par des sentiments qui n’existent au bout du compte que dans les livres. En recourant à une photo élégante et délavée et à un montage qui n’est souvent qu’une succession de plan fixes (sur des paysages, sur des corps figés), Sofia Coppola crée un espace aseptisé, entièrement coupé du monde, du temps comme de l’espace, où la rêverie - comme le souvenir dans Virgin Suicides, règne en maître.

Cette rêverie (du souvenir, du voyage) est relayée par des costumes toujours soignés, et fortement marqués par l’époque (les excès vestimentaires des seventies, la coupe sobre et confortable des habits d’aujourd’hui, version GAP). Le style importe bien entendu énormément à la réalisatrice elle-même styliste (avec sa marque Milk Fed) qui ne dédaigne pas par ailleurs la compagnie de couturiers comme Marc Jacobs. On aurait tort de trop souligner l’importance des costumes dans Lost in translation, pourtant il semble que Sofia Coppola soit sensible à ce genre de détail, et que l’habit est pour elle cristallise non seulement de son temps mais plus encore, un état d’âme fragile et complexe. Ainsi doit-on faire remarquer que les costumes, notamment ceux de l’actrice principale de Lost in translation (la prometteuse Scarlett Johansson), s’accordent à merveille avec les décors, un peu à la manière de ceux de Julianne Moore dans le dernier film de Todd Haynes, Loin du paradis. Faire correspondre les couleurs pastels d’un costume (Vert menthe, pêche, rose dans Virgin Suicides, bleu-gris, bleu d’eau, crème dans le cas de Lost in translation) à d’autres couleurs pastels présentes dans le décor, revient à indiquer les complémentarité possibles entre les personnages et le paysage. C’est dire que les décors, par les relations indirectes qu’ils entretiennent avec les costumes, ont autant si ce n’est plus d’importance que ces derniers. Il faut prendre au sérieux cette idée très romantique du reflet de la conscience d’une personne dans le paysage. Certains ont montré que cette idée, trop souvent reprise à propos des mêmes réalisateurs, n’était pas juste - notamment dans le cas D’Antonioni. Ici en revanche la simplicité du propos et même de l’intention (Nancy Steiner, créatrice de costume sur les deux films, n’en fait pas grand secret) ne laisse pas de doute quant à l’identité évidente qui existe entre personnages et paysages et le rôle que joue le costume dans cette dialectique.

(JPEG)Le dernier élément constitutif de l’esthétique des films de Sofia Coppola est la musique. Virgin Suicides avait fait parlé de lui entre autres parce qu’Air avait signé presque intégralement sa bande originale. Le groupe Versaillais est également présent sur Lost in translation avec Lost in Kyoto, de même que Sebastien Tellier (protégé de Nicolas Godinet et Jean-Benoit Dunckle) et Phoenix (un autre représentant de la « french touch »). Cette tendance à habiller ces films de musique électronique est on ne peut plus conséquente. D’abord parce que Air convient parfaitement au genre d’histoires que retracent les deux films : sa musique désuète et légère suscite des sentiments vagues et agréables allant de la nostalgie à la mélancolie. Sebastien Tellier n’échappe pas à cette règle. Les sentiments décrits par ces musiques sont d’autant plus vagues qu’ils ne référent pas à une réalité, mais plutôt au sentiment d’un sentiment (la nostalgie de la nostalgie par exemple). Air est profondément moderne, parce qu’il revisite le langage artistique du passé (ses rythmes, ses sons, ses mélodies) avec les moyens du présent. En reprenant Air et ses acolytes et en les apposant à ces images, Sofia Coppola exprime doublement ce que ses images veulent dire et qui relève non pas de la réalité décrite, mais de la réalité réinventée aujourd’hui. Virgin Suicides parle d’un passé fantasmé ; Lost in translation, d’une histoire mille fois jouée dont on se surprend à répéter d’une manière lente, minimale et contemplative les principaux événements. En somme, la musique remplit dans ces films une triple fonction : elle parle des personnages et de leur époque (c’est le premier degré), elle conditionne notre compréhension de l’image (l’image n’est pas ce qu’elle représente, mais sa seule représentation) et notre identification (ou non) à ce rapport (l’electro rétro trouve son pendant dans d’autres domaines, aux premiers rangs desquels, la mode.)

Si l’on reprend les grands traits de l’esthétique de Sofia Coppola, on arrivera plus ou moins à ceci : le goût du détachement et de la rêverie (avec l’image), la reprise des clichés (avec les costumes, les décors, les postures des personnages, les nœuds de l’intrigue), la mise en abîme (des sentiments, des pratiques cinématographiques). Si l’on se penche sur la composition de l’équipe de Sofia Coppola, on remarque une forte concentration de personnes issues de l’univers du Clip. Son frère lui-même (Roman Coppola) s’est principalement illustré dans ce domaine-là, avant de faire une incursion bien incertaine dans le monde du cinéma (avec CQ). De même, Lance Acord, le directeur de la photographie, le directeur artistique K.K Barrett et Nancy Steiner, la créatrice de costumes, ont principalement travaillé dans le domaine de la publicité et du clip musical. Il serait aisé de rendre compte par là de l’aspect très formaliste et presque maniériste des films de Sofia Coppola, ce n’est toutefois pas là que nous souhaitons aller. Car l’esthétique qui prévaut dans ses films tient davantage de celle qui régie l’industrie de la mode. Le rapprochement avec l’esthétique des clips vidéos ne nous intéresse donc pas, puisque la forme d’expression privilégiée par la publicité de mode (la photographie), les univers qu’elle crée, les signes qu’elle mobilise paraissent bien plus utiles pour comprendre les grands axes de l’esthétique des films de Sofia Coppola.

Prenons ainsi deux photos de tournage (et non deux photogrammes) prises sur les deux films de Coppola, et deux visuels de publicités de prêt-à-porter de luxe.

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Les photographies n°1 et 2 sont respectivement tirées de Lost in Translation et d’une campagne publicitaire pour Louis Vuitton. Elles décrivent toutes deux une rencontre très clairement mise-en-scène. D’un côté un homme s’apprête à rejoindre une femme visiblement pensive et égarée qui ne l’a pas encore vu ni même sans doute entendu ; de l’autre un homme s’approche d’une femme qui l’attend sur un balcon dans une posture d’attente et de défiance. La composition des deux plans est également similaire. L’homme, tantôt au second plan, tantôt au premier, a le regard tendu vers la femme qui se situe à l’extrémité droite du cadre. La rencontre est l’un des topoi du récit qui n’hésite pas le plus souvent à s’appesantir sur l’instant précis qui précède le premier mot. La publicité de Louis Vuitton est lourdement mise-en-scène puisqu’elle n’est qu’une photographie et qu’elle doit se suffir à elle-même. L’ombre écrasante de l’homme, la blancheur de la femme perdue dans un halo de brouillard, dramatisent le propos. On retrouve le même effet de perspective, cette fois inversé, dans la photo de Lost in translation : l’homme aperçoit la femme aux abois et du regard se projette sur elle. L’effet de dramatisation est garanti si bien que ce à quoi l’on assiste n’est plus seulement à une rencontre, mais à une rencontre jouée.

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Les photographies n°3 et 4 sont tirées de Virgin Suicides et d’une campagne publicitaire de Prada. Elles sont contrairement aux deux premières dissemblables, la première mettant en avant des éléments naturels et concrets (la pelouse jaunie, la chaussure) tandis que dans l’autre tout apparaît fictif, notamment la femme dont la tenue tranche sensiblement avec l’environnement dans lequel elle s’inscrit. Et pourtant, comment ne pas remarquer tout ce qu’a d’artificiel à la fois le vêtement, la position et l’éclairage de la photo n°3. La jeune femme vient de perdre sa virginité, elle demeure ainsi abandonnée, blanche mais souillée, à terre. Cette jeune fille n’est plus Lux, l’héroïne du film, elle est la vierge violée. Seulement elle ne pose pas à notre intention comme le fait avec tant de ferveur la femme allongée sur un rocher. Elle se contente de jouer son rôle. En revanche les couleurs rendent explicite le propos visé : le blanc gît sur le vert comme le brun s’étend sur le bleu. Rien n’a vraiment d’importance sur ces clichés, seulement la couleur qui informe les sujets tant les contrastes sont importants et leur donne un sens (la blancheur terrassée dans un cas, la lascivité encouragée par le torrent dans l’autre). Ce qui compte le plus dans ces photos, c’est que tout a déjà été joué dans un cas (photo n°3) et que rien ne s’est encore joué dans l’autre (photo n°4). Le temps est écarté puisque le symbole prévaut. Et la photo n°3 a beau avoir plus de perspective que la photo n°4 (qui assume sa platitude, sa condition d’image), elle n’en demeure pas moins univoque (unidimensionnelle pour ainsi dire). Sofia Coppola ne prétend à rien d’autre qu’à susciter par là le souvenir d’une scène, que tout le monde connaît par les histoires, sans jamais l’avoir vraiment vue. La photo n°3 est celle d’un souvenir d’image imaginaire. De même la photo n°4 reprend l’image très convenue - et machiste - d’une femme en posture d’attente (la même femme-objet-de-convoitise que sur la photo n°2) sur fond de motif montagneux (la pierre, la hauteur, le torrent jouant sur un champ lexical fortement romantique).

En somme, comme l’indiquent ces photographies, Sofia Coppola ne se contente pas seulement d’appuyer ses effets de mise en scène, elle peuple également ses films de figures soit imaginaires (dans le cas de Virgin Suicides), soit stéréotypiques (dans le cas de Lost in translation). Elle emprunte également à l’esthétique d’une certaine mode les mêmes procédés (mise-en-scène appuyée, vide narratif d’une image qui dit uniquement sa filiation par rapport au cinéma ou à la littérature qui la précède). En définitive, Les films de Coppola sont au cinéma ce que ces publicités sont à la mode : les archétypes visuels du glamour. Michel Onfray écrit dans un article qu’il consacre au glamour « la sophistication renvoie à l’artifice outrancier, à la désintégration du naturel et à la promotion de constructions destinées à masquer la présence ou la puissance de la nature. Elle appelle l’antinature ». « Antinature » est un terme qui semble convenir à merveille aux univers de Sofia Coppola. En réalité, il en exprime le principe.

(JPEG)Sofia Coppola est une fille dans le vent. Elle fait des films et des habits. Les histoires qu’elle raconte sont comme des romans-photos. Elle a peur de faire croire à ce qu’elle raconte, alors elle truque son récit, lui donne une consistance presque inexistante de sorte qu’il ne repose sur rien d’autre que des impressions, des sentiments. Sous son œil, la moindre bribe de réalité est déformée par le souvenir ou le dépaysement, repeuplé par des figures héritées d’autres récits qui vivent en vertus de schémas eux-mêmes hérités. Ne reste alors qu’un univers désincarné, où les personnages ne sont plus le support que d’une tendresse pour les sentiments qu’ils miment. Leurs gestes sont eux-mêmes fictifs puisque, empruntés au passé, les personnages les répètent comme des automates.

En somme, les films de Sofia Coppola aspirent à la même chose que l’industrie de la mode : cristalliser mille et un sentiments à travers une image belle et vide (la « poétique » dont parle Barthes dans Le système de la mode consiste précisément dans cette cristallisation). Seulement Sofia Coppola ne cherche pas par là à vendre une quelconque marchandise. Non, ses films valent en soi, ils sont le symptôme éloquent d’un temps où le détachement, la mise en abîme du sentiment, les jeux de narration vaut comme esthétique. Autrement dit la fiction s’assume ici comme fiction au point de faire étalage de ses moyens, de ses héritages, de sa modernité et en définitive, de sa profonde vanité. Cela n’est bien sûr pas propre à Sofia Coppola. Le meta-film est en genre très en vogue. Il existe seulement plusieurs moyens de la pratiquer. L’analyse retrouve toute son importance au moment précis où le meta-film, précisément parce qu’il repose sur autre chose que lui-même, est valorisé en tant que tel. Kill Bill nous en a offert un bel exemple. Il est aujourd’hui tout en pend du cinéma américain dit d’« auteur » qui en s’inscrivant dans un héritage défini, pratique le saccage en guise d’hommage, se complaît dans la redondance, la stylisation à outrance et produit au bout du compte un cinéma désincarné où l’image n’est rien qu’une image, c’est-à-dire un bien de consommation absurde et léger, artificiel et sophistiqué comme les autres industries savent si bien en produire.

par Matthieu Chéreau
Article mis en ligne le 22 novembre 2004 (réédition)
Publication originale 14 mars 2004

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