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La Captive

Un drame de la possession

C’est une oeuvre étrange que le dernier film de Chantal Akerman, fascinante par ses audaces narratives et par le choix du thème, originale par sa mise en scène et sa direction d’acteurs, et finalement décevante. Une oeuvre tout à la fois singulière, ambitieuse et ratée.


La Captive est, selon le générique de fin, une "libre adaptation" de La Prisonnière de Marcel Proust. Volker Schlöndorff, avec Un amour de Swan, et plus récemment Raul Ruiz, avec Le Temps retrouvé, avaient déjà chacun adapté une partie de la cathédrale proustienne dans des oeuvres attachantes et personnelles, mais qui restaient des "adaptations" du roman, plus littéraires que cinématographiques. Chantal Akerman a choisi de recréer l’oeuvre, en privilégiant la fidélité à l’esprit de La Recherche plutôt qu’aux détails de ses intrigues. Et pour cela elle a pris pour prétexte le volume le plus noir de la série, celui où le narrateur sombre dans la jalousie et la folie et où il fait la connaissance de la mort, La Prisonnière dont elle a précisé le titre, La Captive, accord diminué qui se résout avec le tome suivant, La Fugitive, épisode de la libération du héros dans la mémoire retrouvée et la création artistique.

Chantal Akerman impose cette atmosphère pesante et cloisonnée avec beaucoup de maîtrise. Un intérieur froid et muet comme une demeure de vieillards. Des objets anachroniques, un téléphone, une auto, comme pour souligner la nature improbable de ce monde. Et surtout la silhouette du narrateur, toujours bien droite, tel un mort qui marche. Stanislas Merhar incarne le narrateur de La Recherche comme on ne l’a jamais vu. La caméra d’Akerman, en scrutant son visage impénétrable mais comme convulsé de l’intérieur, rend évidente la folie possessive de ce jeune homme dont le style nous abusait parfois dans le roman. Sur l’écran, plus de justifications possibles : cet homme est fou. La réalisatrice enchaîne les plans, secs, coupants, description clinique et sans complaisance aucune de la maladie de Simon. Deux moments le révèlent, très belles scènes de cinéma : le travelling dans le bois de Boulogne, et ces larmes que sa pseudo-séparation avec Ariane/Albertine lui arrache. Deux moments d’humanité qui mesurent la distance incompressible qui sépare Simon de sa vie. L’écriture introduisait une autre distance, elle brouillait les cartes. Dans le film, cette incapacité à sentir, à toucher, à vivre la proximité, le quotidien devient obsédante. Et Simon se frotte sur Ariane, en se demandant si c’est bien cela l’amour.

On atteint dans ces scènes de masturbation un paroxysme dans le dégoût pour Simon, pour sa vie et ce monde clos dont il est lui-même le prisonnier volontaire et suicidaire. Mais on est alors dans une interprétation de la recherche et non plus dans l’oeuvre de Proust. La Prisonnière, il est vrai, est une lente descente dans le grave, une plongée dans les abîmes d’une jalousie morbide. L’action, dispersée à toute une société mondaine dans Sodome et Gomorrhe se resserre progressivement autour de deux personnages. Mais une oeuvre d’art ne peut pas être la simple représentation du spectacle de la folie. Elle doit offrir une respiration au lecteur/spectateur, le séduire, l’émouvoir. Dans La Prisonnière, les respirations étaient nombreuses, mais elles trouvent trop peu de correspondances dans le film. Ici plus de libération par l’art, plus de sonate de Vinteuil pour donner un sens à cette histoire d’amour torturée. Et, choix significatif, Chantal Akerman a renoncé à utiliser la voix off qui aurait pu refléter la vie intérieure du narrateur. Privé de cette "voix du dedans" qui est le coeur du roman proustien, le film s’assèche lentement, et n’offre aucune prise au spectateur étouffé.

Aucune, sinon un réseau subtil de références et d’allusions qui, au-delà du tome qui fournit son sujet au film, renvoie à La Recherche toute entière. La Grand-mère, morte dans Guermantes et qui réapparaît ici dans l’appartement de Simon, Balbec, absente de La Prisonnière et qui est dans La Captive comme un souvenir vivant des tomes précédents, de l’enfance et de l’adolescence du narrateur. Mais ces renvois passent dans le film comme des fantômes. Et on se prend à rêver d’un film qui ressemblerait à la première scène de La Captive, où dans un raccourci fulgurant qui rapproche Swann (la lanterne magique et le projecteur) et les Jeunes Filles (la plage de Balbec, la petite bande, Andrée, et Ariane/Albertine la mystérieuse) de la solitude du narrateur fournit une clef essentielle à l’intelligence du récit. Ou d’un film à l’image du voyage à Balbec qui clôt le film. Une grande fenêtre apporte les odeurs du soir et de la mer qui manquaient au film. Et lorsque Simon rejoint Ariane dans l’eau et ne peut l’empêcher de se noyer, on voit dans ces quelques secondes ce que La Captive aurait dû être. Un cut, et un lever de soleil sur la mer qui évoque Venise et le lent chemin que devra parcourir le héros pour donner un sens à cette époque de sa vie où il n’a pas su aimer la femme de sa vie et l’a laissée mourir. Cette dernière image est comme un réveil après un long cauchemar, et c’est là le vrai échec du film. Que son souvenir éveille des images fortes, mais aucun plaisir.

par Stéphane Bonhomme
Article mis en ligne le 17 mai 2004 (réédition)
Publication originale 27 septembre 2000

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